Affichage des articles dont le libellé est Littérature générale. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Littérature générale. Afficher tous les articles

15 octobre 2023

End zone  

de Don DeLillo

****


"End zone" est le second roman de l’écrivain américain Don DeLillo. Il est paru en 1972 aux USA,  mais il n'a été publié en France qu'en 2023. A mon sens, cet énorme retard à la traduction est dû au roman lui-même qui, encore plus inclassable que ce que l'auteur fait habituellement, est aussi bien qualifié de livre génial* que de début sans intérêt**. Une autre raison majeure tenant sans doute au fait que cela ne parle que de football américain auquel les Français ne comprennent généralement rien, moi la première... ajoutez-y pour ma part un désintérêt total.

Et pourtant, j'ai bien aimé ce livre.

Le roman est une narration faite  par Gary Harkness, un jeune joueur de talent très prometteur, recruté par une équipe de football américain. Il  est en formation, découvre ses congénères, et son temps se partage entre entraînements et cours, ainsi que quelques sorties et flirts.  Il en fait le récit. "Simplicité, répétition, solitude, austérité, discipline et encore discipline. Il y avait des profits à en tirer, des choses qui pouvaient me servir à me fortifier; le petit moine fanatique qui s'accrochait à mon foie allait s'épanouir avec ces éléments d'ascétisme."

Le roman se divise en trois parties. Dans la première, nous rencontrons les personnages, les camarades, les entraîneurs, la petite amie... Gary se révèle être un garçon intelligent, un peu introverti, qui pratique la méditation,  mais se faisant facilement des camarades. Il semble aimer la violence physique, aussi bien la pratiquer qu'y être confronté (ce qui est une vraie qualité dans sa partie). En tout cas, il ne la craint absolument pas. Mentalement, il est assez incontrôlable, ou au moins, imprévisible. Il m'a parfois fait penser à  Holden Caulfield. Il s'observe beaucoup, ainsi que les autres. Il estime par exemple que les positions d’une personne dans une pièce en disent long sur son état d'esprit. Il essaie de s'adapter à la complexité du monde. "L'écoulement indifférent du temps et de toute chose m'inspirait de l'affection pour l'univers." Il réfléchit beaucoup à une éventuelle guerre mondiale, une sorte de fin du monde simplifiée. Il est comme fasciné par l'holocauste. "La culpabilité exerçait un attrait considérable sur moi."

Il y a des moments drôles, les membres de l'équipe peuvent se mettre à jouer comme des enfants.  il aime bien donner brièvement des informations fausses à ses camarades pour les faire réagir. Gary apprend un mot nouveau par jour et, DeLillo m'en offrant l'occasion, j'en ai appris quelques uns aussi : callisthénie, autosome, oxycéphale etc.

La seconde partie du roman est strictement le récit d'un match (donc, du chinois pour moi) mais étonnamment, j'ai absolument tout lu -et ce n'est pas court- Là, c'est la magie de l'écriture de Don DeLillo, qui fait qu'on lit tout le détail d'actions de jeu qu'on ne comprend pas vraiment, sans même être tentée de sauter des lignes. Ne me demandez pas pourquoi. En tout cas, pour moi, c'est comme ça que ça s'est passé.

La  troisième partie est la suite de la vie que Gary mène là-bas, mais qui commence à montrer des côtés plus erratiques qui auront finalement raison de lui puisqu'après être sorti dans la neige sans vêtement chaud et même y avoir disputé une partie avec des amis, le livre s'achève abruptement, laissant tout en plan :"Une forte fièvre brûla un petit sillon droit dans mon cerveau. A la fin on dut me conduire à l'infirmerie sur une civière et me nourrir au moyen de tuyaux en plastique."

C'est un livre complexe et difficile mais qui m'a saisie dès les premières phrases et que je n'aurais absolument pas pu quitter avant la fin. Un roman étrange sur un sujet qui m'ennuie, mais que j'ai aimé. Il y a de la magie là-dedans. Je ne vais pas pouvoir vous en dire plus.


* Le New York Times a déclaré que End Zone a confirmé DeLillo comme l'un des meilleurs jeunes écrivains de son temps 

** Le Harvard Crimson a estimé que « même une bonne satire isolée ne peut pas tenir » ensemble un roman décevant et qui tourne court.

9782330177423

10 octobre 2023

 Animal du cœur

de Herta Müller

*****


Dire l'oppression

Ce roman magnifique est fortement autobiographique. On y retrouve ce que Herta Müller s’acharne à peindre : le totalitarisme et ses effets sur la population.

La narratrice termine ses études dans un pensionnat. Une de ses camarades de dortoir se suicide, agissant ainsi en mauvaise citoyenne et tous les élèves et professeurs doivent participer à une cérémonie grotesque et odieuse où la lâcheté de la suicidée est fustigée. Aucun ne se permet de s’y refuser. C’est ainsi que le totalitarisme détruit les gens par le remords et la honte de leurs lâchetés, pas forcément les pires, qu’ils trainent ensuite. C’est ainsi qu’ayant obtenu d’eux ces premiers renoncements il les met en position d’en faire d’autres, plus significatifs. De plus, ici, il démontre que nulle amitié ne lui résiste.

A la suite de ce drame, la narratrice commence à fréquenter trois jeunes gens qui étaient des amis de la morte. Ils tentent de préserver une forme de résistance à l’oppression et se donnent beaucoup de mal, (cachette, dissimulation, code secret etc.) pour très peu de choses réalisées. Tout acte de rébellion est si difficile qu’un simple geste discrètement symbolique demande courage et prise de risque considérable. Ce qui frappe, c’est la non-violence des amis qui, quoi qu’ils subissent n’envisagent aucune action violente ou agressive, ils rêvent juste de parvenir à exprimer quelques bribes… on reste au niveau du samizdat le plus simple.

Immédiatement repérés, ils subissent la surveillance et les brimades permanentes de la police secrète si proche et familière qu'ils n’arrivent même plus à croire qu’elle ne sait pas tout d’avance. Mais ils tentent tout de même de résister, sourdement, faisant de leur vie un enfer d’angoisse. Tout de suite, il n’y a plus d’amis en dehors d’eux quatre, la pression est si forte qu’ils savent que chacun est prêt à les trahir à tout moment.

Le but finit donc par être de parvenir à émigrer en Allemagne, ce qui n’est théoriquement pas interdit mais réclame d’abord qu’ils renoncent à leur patrie, à leurs proches, ensuite qu’ils obtiennent les autorisations d’une bureaucratie incompréhensible alors que dans le même temps, les gardes-frontière s’amusent beaucoup à abattre tous ceux qui, rendus fous par les tracasseries, tentent de passer la frontière clandestinement.

Et même en Allemagne, même pour ceux qui y parviennent avec autorisation, la police roumaine en civil les suit et continue à exercer sur eux son oppression. C’est intolérable.

En même temps qu’elle nous raconte cela, elle se remémore ses souvenirs d’enfance (où elle est «l’enfant») et nous montre l’élan vital qu’elle portait alors, ses espoirs et sa liberté ; et elle nous montre aussi sa famille, un peuple roumain sous la férule, qui quitte peu à peu les campagnes et qui survit… à quel prix?! Transmettant sa soumission à ses enfants. L’animal du titre, c’est le cœur qui bat dans les poitrines, comme une petite bête chaude qui s’agite et pulse, pleine de vie, puissante et fragile aussi. Que l’on garde, écoute et protège en son sein : le trésor de la vie.

On retrouve la superbe écriture de Herta Müller dont la prose est un langage poétique. On retrouve l’étau de la dictature. Personne ne sait comme elle dire l'oppression. Mais si vous voulez tenir votre rôle de lecteur, il vous faut accepter de vous livrer totalement à sa plume, recevoir. Lire, tout, sans discuter, vous laisser emporter. Vous en reviendrez changé car vous y serez allé, vous aurez réellement éprouvé l’étouffement du totalitarisme. Une expérience poignante.

"La chanson finie, elle croit que l’enfant dort à poings fermés. Elle dit : repose-bien l’animal de ton cœur, tu as tellement joué aujourd’hui."


Jelisjeblogue l'a lu aussi


PRIX NOBEL DE LITTERATURE

9782070129706



05 octobre 2023

Une terrible délicatesse 

de Jo Browning Wroe

*****

L'histoire commence le jour où, au terme de brillantes études, William Lavery 19 ans, reçoit son diplôme et s’apprête à prendre la succession de l’entreprise familiale de pompes funèbres. Aussi étrange que cela puisse paraître à tout un chacun, ce métier le passionne. Il y trouve, le calme, la profondeur et la réflexion qui sont de toute façon dans sa nature. Il s'y sent utile et ultra compétent. Il a par ailleurs durant ses études rencontré la femme qui semble bien être l'amour de sa vie et qui, à ses côtés en cette soirée, va se fiancer avec lui. Autre point important, William a une voix remarquable et a également rejoint une chorale prestigieuse et y a reçu un enseignement de haut niveau. Cependant, au moment de ce bal de fin d'année, on sait qu'il a mis un terme à toutes ses activités de chant qui lui étaient si chères. On ne sait pas encore pourquoi.

Au cours de ce bal, une terrible nouvelle est diffusée:  un énorme glissement de terrain a emporté la cité minière d'Aberfan et en particulier son école, ses habitants, ses enfants... C'est la consternation. Et l'urgence aussi. On a besoin d'aide pour s'occuper des corps et William fait immédiatement partie des rares volontaires compétents. Il se lance à leur secours mais il n'a que dix-neuf ans et ne mesure pas d'emblée les répercussions que cela aura sur toute sa vie. En fait, ces dizaines de petits cadavres écrasés, le déchirement pathétique des familles, les cris des parents auront raison de lui.

"Aberfan lui a arraché ses entrailles, l'a broyé et l'a expédié dans une dimension insondable."

Il réalise tout de suite que sa vie ne pourra pas reprendre son cours là où elle était. 

"Combien il a peur qu'une partie de lui-même demeure enterrée avec ces enfants, et que la dévastation du village se soit propagée jusqu'à lui." 

En fait, il lui semble maintenant totalement impossible, après ce qu'il vient de vivre et de voir, d'avoir lui même des enfants et, avant même de rentrer, il téléphone à sa fiancée pour annuler leur mariage.

Ensuite, le reste du roman se passe entre moments de sa vie avant et après Aberfan et le lecteur comprend de mieux en mieux qui est William , ce qu'il a vécu, ce dont il est capable ou non, et ce qu'il est devenu et deviendra.


C'est un roman magnifique. Un vrai grand livre que je conseille à tous. Rédigé en une langue au-dessus de tout reproche et belle, qui prend le lecteur au cœur et lui livre des expériences de vie telles qu'il aura l'impression de les avoir vécues lui-même. Il traite aussi bien de questions qui semblent secondaires ou anecdotiques que du cœur de toute vie humaine: la vie-la mort, sans jamais rien esquiver, surtout sans jamais laisser la moindre place aux clichés et au convenu. Seuls les sentiments, les gestes vrais sont montrés, et cela nous permet de nous y reconnaître vraiment. Ainsi, à un moment de sa vie, il passe son temps libre à visiter la Tate Britain, il tente de s'en expliquer "Je ne connais pas grand chose à l'art, mais quand je viens là, je me sens mieux, plus grand à l'intérieur"; et la fan de musées que je suis sent qu'on a parlé pour elle.

Mais néanmoins, le prometteur William est détruit. Peut-il encore écouter son ami:

"Et il est certain que le but de notre présence sur terre est bien de vivre! Si chanter te ramène à la vie, si cela réchauffe ton cœur et fait pulser ton sang... (...) tu ne crois pas que c'est un devoir pour toi de chanter, nom d'un chien? Comme si ta vie en dépendait?"


PS : Ce grand livre est maintenant en format poche.

978-2266332637

26 septembre 2023

Mon maître et mon vainqueur

de François-Henri Désérable

***


Le sémillant narrateur se retrouve dans le bureau d'un juge d'instruction qui, contrairement à ce qu'on nous dit partout sur les juges d'instruction, n'est ni pressé ni débordé par des dizaines de dossiers en retard, bien au contraire, il est tout disposé à passer la journée à bavarder de choses et d'autres entre gens de bonne compagnie. Ainsi, il a fait venir le narrateur en tant que témoin dans une affaire criminelle, mais ne rechigne pas à laisser la conversation virer au bavardage littéraire avec de nombreuses références et anecdotes sur Voltaire, Verlaine et Rimbaud (caution culturelle certes, comme le titre l’annonce, mais ne jamais prendre des écrivains peu connus) et même, une leçon (niveau 5ème ou 6ème selon mes très anciens souvenirs de collégienne) sur le comptage des syllabes en versification. Vous vous direz, le juge va le recadrer vite fait, mais non, pas du tout, ils passent tous deux un agréable moment à compter les pieds. Et nous aussi malgré notre étonnement de voir un juge découvrir ce genre de choses comme une nouveauté (faut pas un diplôme, pour être juge?)... Et puis tout cela ne fait guère avancer notre affaire que l'on devine grave et dont nous ne saurons le fin mot qu'à la dernière page. Moi, dans le bureau du juge à l'énorme disponibilité, j'assiste à ces bavardages élégants et cultivés (mais pas ardus) et je m'ennuie vaguement...

L'histoire, vous la connaissez, enfin, je veux dire, oui, forcément, c'est la même que toujours: deux hommes sont amoureux de la même femme qui ne choisit pas et un quatrième larron (ami de tout le monde dans cette histoire) tient la chandelle d'une main et la plume de l'autre pour nous raconter tout ça. On est entre gens cultivés et éduqués du moins, dans un premier temps. Après, les testostérones s’emballent et le vernis craque un peu.

Je me suis amusée au début avec ces embrouilles rocambolesques à la BnF, jusqu'à ce qu'une coïncidence amène au même moment dans la vraie vie, le directeur du British Museum à démissionner en raison de la disparition d'une quantité invraisemblable d’œuvres placées sous sa responsabilité. Du coup, en lisant cela, je me sentais volée, ça ne me faisait plus rire. Comme plaisanterie, ça allait, comme réalité, beaucoup moins. Pour ce qui est du roman, ça se lit bien, facilement et sans déplaisir malgré une écriture un peu relâchée (voir par exemple le post scriptum) On se demande un peu où on va, vers le drame ou vers la farce? 

Je constate en fin de compte que je suis peu sensible au charme fantaisiste de F.H Désérable. Il existe certes, je ne le nie pas mais cela reste superficiel et conventionnel. Il y a une sorte de suspens parce qu'il a bien fallu que quelque chose les amène devant ce juge, mais on sait en même temps qu'on ne sera pas grandement surpris. Bref, une lecture légère et sans conséquence ni enjeu. On lit ou on passe, comme on veut.


PS: Emploi au moins deux fois de l'expression à mon avis fautive de "substitué par": exemple page 174 "J'ai substitué le marque-place avec le nom de Margaux par celui de sa voisine"

978-2073003164


Violette l'a lu aussi 




15 septembre 2023

Les guerres précieuses

de Perrine Tripier

*****

LECTURE COMMUNE

Etonnant premier roman, tant par la maîtrise de l'écriture que par la finesse psychologique et l'originalité de l'histoire. Perrine Tripier débarque sur les rayons des librairies et déjà, j'ai lu son premier roman (bouche à oreille entre blogs de lectrices/teurs) et je me promets de ne pas rater le suivant.


Isadora Aberfletch est une vieille femme qui finit sa vie dans une maison de retraite. "Vieillir, n'est-ce pas troquer son être vivant pour un être préparé à mourir?" Elle a dû finalement abandonner la maison quelle chérissait tant, faute de n'avoir pu y être saisie par la mort. Alors, dans sa chambre silencieuse, Isadora se souvient et raconte. "J'agite des pantins dont les souvenirs s'effacent." Entre l'infinie disponibilité d'une enfance comblée, ouverte à tous les possibles "On formait un tout avec le monde, le moi était une maison vide ouverte aux quatre vents, traversée de grands aplats de soleil."

et cette chambre paisible qui appelle la fin, qu'y a-t-il eu?

Bilan d'une vie atypique, totalement libre et choisie? Ou au contraire totalement contrainte et conditionnée?

Le tout, porté par une écriture magnifique: "Je rouvre l'album, et le premier souffle qui s'en dégage est un soupir du temps, une bouffée d'odeurs ternies qui me replonge chez moi, subrepticement, pendant une fraction de seconde avant qu'elle ne se dissipe. Et je tourne les pages, et il me semble voir nos doigts fébriles se poser sur les photos."

Elle a été une petite fille heureuse jouissant d'une enfance gaie et libre au milieu d’une fratrie et dans une famille elle aussi gaie, libre et chaleureuse. La maman, artiste peintre, le père plus réservé, le grand frère protecteur, la grande sœur belle et coquette, la petite sœur, feu follet adorée de tous. Presque des archétypes, mais c’est comme ça qu’elle les voyait. Chacun avait un rôle, une place, harmonieux, équilibrés. Tous, et aux vacances, oncles, tantes et cousins aussi, abrités dans la grande Maison familiale et son beau parc. Maison, avec une majuscule, car pour Isadora qui raconte, elle est vraiment un personnage à part entière, plus, même peut-être, car elle est capable de les contenir tous, de les protéger, de leur assurer un environnement agréable. Isadora adore la Maison, la confondant avec son enfance dont elle fut le décor. Il y a des enfances si malheureuses qu'elles ne permettent pas de grandir ensuite et d'autres, trop heureuses au contraire, qui ont le même effet. Isadora a été si heureuse dans son cocon familial que non seulement, elle n'envisagera jamais de le quitter, mais encore, fera de ce maintien le but de sa vie. Isadora est belle et intelligente, la famille a du bien, les autres enfants ne tardent pas à quitter le nid et à elle aussi, un prétendant fort épris et plaisant, proposera le mariage, mais il faudrait quitter la maison et partir vivre ailleurs... Isadora le peut-elle?

"J'ai assez aimé la Maison pour ne rien souhaiter d'autre, dans toute mon existence, que d'y demeurer, blottie au creux des choses familières, me laissant patiner par le temps exactement comme la rampe de l'escalier en colimaçon."

Et plus loin,

"C'était mon combat, décidé à l'enfance, quand je lisais sur le rebord de la fenêtre, c'était ma gloire secrète, mon royaume à défendre."

Vœu bien compréhensible ou névrose? Enfance idyllique ou souvenirs biaisés? La lectrice surprise découvre, observe, et tente d’estimer. Il FAUT partir! lâcher la branche, prendre son vol, découvrir des mondes qu'on ne soupçonne pas et tracer son propre chemin. Certes. Mais je me souviens aussi d'un manoir à mes yeux idyllique, proche de chez mes grands-parents où j'ai toujours pensé que rien ne pouvait être mieux que d'y vivre. Et si cela avait été ? Et si j'avais grandi dans ce manoir idéal, aurais-je accepté de le quitter un jour, ou serais-je devenue une Isadora? Ce roman entre dans votre tête, dans vos souvenirs des lieux où vous avez vécu, où vous auriez pu vivre, et sa totale justesse de récit vous permet de vous sentir au cœur de sa problématique. Vous vous identifiez. Dans la famille Aberfletch, qui êtes-vous?

978-2072961076


Elise lit et partage  et Véro_Bardot l'ont lu aussi 

05 septembre 2023

Celui qui veille 

de Louise Erdrich

****


Prix Pulitzer 2021

Nous voilà dans la réserve de Turtle Mountain, Dakota du Nord, en 1953 , au moment où les USA entreprennent de terminer leur appropriation des biens des Indiens. Après avoir envahi leurs terres en massacrant une bonne partie de leurs populations et les avoir confinés à des Réserves dont les terres étaient trop pauvres pour leur permettre une vie confortable tout en compensant modestement par quelques aides et subventions, le gouvernement en la personne du sénateur Arthur V. Watkins (mormon diffusant l'idée que quand les gens se conduisent bien selon les évangiles ils deviennent blancs, et donc si vous êtes coloré... vous avez compris), le gouvernement dis-je estime que la ségrégation a assez duré et qu'il est grand temps que les Indiens soient traités comme les autres, c'est à dire qu'ils n'aient plus ni réserves protégées, ni aides... Il appelle ça "émancipation" . (C'est fou tout ce qu'on peut faire avec les mots !)

C'est cet ultime tournant de l'histoire des Indiens d'Amérique qui sert de toile de fond historique à ce roman, vu par les yeux des deux personnages principaux, des Indiens : Patrice (ou Prixie) et Thomas Wazhashk, veilleur de nuit dans une usine de pierres d’horlogerie (si vous ne savez pas ce que c'est, Wikipédia vous le dira). Thomas est l'oncle de Patrice qui travaille dans l'usine. Ce travail mal payé est ce qui fait vivre toute sa famille car elle est encore chez ses parents malgré son père alcoolique. Thomas est le porte-parole des Indiens et quand il découvre, par hasard car ils n'ont pas été consultés, ce projet de loi, il entreprend de lutter de toutes ses forces pour empêcher qu'il soit voté. Mais que peuvent quelques Indiens miséreux qui peinent déjà à nourrir leur famille, contre les Sénateurs, la cupidité  et les Mormons ?

Patrice de son côté, qui débute sa vie d'adulte mais a déjà compris que "Les filles mariées étaient perdues", est une jeune femme décidée qui veut préserver son indépendance. Hélas, le fait que sa famille dépende de son salaire réduit déjà beaucoup son champ d'action. Elle a deux prétendants, un Indien, boxeur, et un Blanc, professeur, mais son premier amour est sa propre liberté. D'autre part, sa sœur Vera est partie un jour pour la ville et depuis personne n'a plus de nouvelles d'elle, alors Patrice veut d'abord la retrouver et se lance ainsi dans une dangereuse aventure.

Quand Thomas ira également à Washington, ce sera avec quelques autres Indiens, pour tenter de se faire entendre du Sénat. Une aventure là aussi; moins dangereuse, mais tout aussi désespérée.

 Louise Erdrich, elle même indienne, et qui s'est inspirée de son grand-père pour le personnage de Thomas, nous livre un roman documenté et juste sur le sort qui a été et est celui des Indiens d'Amérique. Porté par une belle écriture, ce livre est par ailleurs captivant grâce aux deux aventures qu'il nous fait suivre parallèlement et aux personnages hauts en couleurs qu'il nous fait découvrir. 


PS pour la petite histoire: La critique (le dézingage, plutôt) de ce roman par M. Brighelli dans Marianne est d'une telle hargne dans la mauvaise foi qu'il m'a détournée de m'abonner à ce magazine à un moment où je songeais à le faire. 

978-2253941712

30 août 2023

Crépuscule  

de Philippe Claudel

*****

Certains parlent de ce livre en commençant par chercher à le situer dans le temps et dans l'espace. Europe de l'Est disent les uns et fin du 19ème, peut-être... mais quelle idée saugrenue de se donner tout ce mal puisque ce conte sombre ne parle que de la nature humaine qui, par définition, est de tout temps et de tout lieu.

Donc, n'importe où, mais à la frontière d'un empire vieillissant, une petite ville sombre, rude et froide à plusieurs heures de cheval de la grande ville la plus proche, T., pour ne pas la nommer, voit son unique policier, le priapique Capitaine Nourio et son monolithique adjoint, sur le pied de guerre. On vient de les appeler pour venir constater l'assassinat du curé dont le crâne a été fracassé à coups de pierre. Nul ne connaissait d'ennemi au curé on ne peut plus orthodoxe, rigide même, et aucune querelle ne l'ayant opposé à personne, personne n'a la moindre idée de ce qui a pu se passer. La petite ville est par ailleurs plutôt policée et bien tenue, il ne traîne pas de voyou dangereux à qui imputer le crime. Le curé dogmatique et froid n'était pas adoré au point que son décès crée un grand deuil, mais enfin, les gens préfèrent ne pas vivre dans une ville où un assassin circule en liberté et la population réclame un coupable, une exécution etc. histoire que les choses rentrent dans l'ordre et que la vie reprenne son cours. Nourio, homme intelligent mais vil à tous points de vue, est bien embêté car son enquête n'a aucun point de départ et il ne voit pas du tout ce qu'il pourrait faire. Il s'inquiète de ce que sa hiérarchie, d'abord les notables de la petite ville, puis ceux de la grande ville, puis l'empire, vont penser de lui. Un fiasco lui vaudrait sûrement une mutation dans un coin encore plus perdu, alors que si ils étaient satisfaits au contraire...

Aussi louche-t-il en permanence dans leur direction à l’affût d’un signe.

L'empire est catholique et le pays de l'autre côté de la frontière est musulman. Le deux pays sont en paix, mais une paix méfiante. Quelques musulmans vivent depuis toujours dans la petite ville. Ils se considèrent comme bien intégrés mais dès que la petite ville s'inquiète un peu, ils doivent déchanter. Un peuple mécontent à besoin d'un bouc émissaire et le bouc émissaire, c'est toujours le "Différent". Le seul médecin est musulman et il en a assez vu de la nature humaine pour comprendre tout de suite le danger et ne pas voir d'autre solution que la fuite avec toute sa famille. (On pense aux Juifs qui ont pu fuir assez vite à l'arrivée du nazisme). Personne ne le croit.

Nourio de son côté se fait expliquer qu'il y a vérité et vérité... Qu'est-ce que la vérité, d'abord? Une vue de l'esprit, une interprétation des faits. Le plus souvent, chacun à la sienne. Si tout le monde pense la même chose, n'est-ce pas la vérité? Une vérité qui arrange tout le monde n'est-elle pas forcément, la vérité vraie? La seule valable et digne d’être défendue ? Bien plus que celle qui met tout le monde dans l'embarras. Pourquoi chercherait-on une vérité perturbante? Une vérité "efficiente" est bien préférable surtout si elle aide à maintenir l'ordre et l'unité. Je pense que l'auteur ne s'interroge pas sur ce qu'est la vérité dans l'absolu, d’un point de vue philosophique, peut-on trouver une vérité totalement objective ? etc. mais plutôt sur ce qu'est la vérité dans la société. On dit que l'Histoire est un récit écrit par les vainqueurs, la vérité serait de même le récit du pouvoir.

"Je suis arrivé à la conclusion qu'est vrai ce qui est demandé et accepté par la plus grand nombre"

La réflexion sur la vérité est donc l’un des deux piliers de ce récit, l’autre est la nature humaine, son incroyable bassesse, son effroyable cruauté. Comme il en a l’habitude, P. Claudel en a une vision pessimiste et la montre sans fard ni commentaire, et nous voyons. Nous ne nous y reconnaissons pas, nous, personnellement, et pourtant, nous savons qu’il a raison, alors ? Alors c’est que c’est là, limité aux choses moindres ou plus discrètes tant que les conditions sont défavorables, mais la barbarie est prête à ressurgir si l’occasion lui en est donnée. Soyons vigilants.


PS : Et si vous vous demandez comment les hommes politiques sont choisis: "Et c'était en raison précisément de son intelligence médiocre qu'il avait été choisi par les autres, trop prudents pour élire à la tête de leur communauté un homme téméraire qui aurait eu des idées de changement et le désir de les mettre en œuvre, et trop orgueilleux pour choisir un esprit plus brillant que le leur. L'immobilité est gage de paix et la bêtise, bien souvent son alliée. Les sociétés, petites ou grandes, savent donner les rênes de leur administration aux crétins somptueux. Tout cela est vieux comme le monde et ne connaît pas de frontière."



9782234094772
Je lis, je blogue l'a lu aussi

25 août 2023

La peau de l'ours

Joy Sorman

****+


Les catégories du vivant

Joy Sorman est une écrivaine française à l’œuvre bien intéressante. Dans ses romans, elle soulève généralement des problématiques originales et les explore pour notre plus grand intérêt. Et puis, deuxième point, mais pas point secondaire, elle use pour ce faire, d'une écriture tout à fait remarquable par son harmonie et son efficacité. En raison de tout ceci, ses romans se sont souvent trouvés parmi les favoris pour des prix (ainsi celui-ci était-il dans la sélection du Goncourt 2014) et en ont obtenu un certain nombre. 

« La peau de l'ours » affecte au départ, la forme d'un conte. On aurait envie de le lire à haute voix. Il dit la relation de tolérance méfiante qui, depuis les temps les plus anciens, règle le voisinage de l'homme et de l'ours. Il dit l'attirance secrète qui existe entre l'ours et la femme. (Ou du moins la suppose, parce que moi... je ne vois pas trop). Il dit ce qui arriva à la plus belle fille de ce village-là et dont naquit un monstre mi ours-mi homme. Les hommes ayant récupéré ce petit, ne purent accepter cette ambivalence et le cataloguèrent de façon définitive comme ours. Ainsi en fut-il et le lecteur lira à présent l'histoire d'un ours, guère différent des autres, tant par son aspect que par son parcours... si ce n'est que cette histoire nous est racontée par l'ours lui-même, ce qui suppose une intelligence et une lucidité qui ne saurait être purement ursine.

Notre ami l'ours présentant, comme cela n'étonne guère, des prédispositions au dressage et même des dons originaux (sans que sa part de sauvagerie ait totalement disparu) fera une carrière d’ours de cirque, foire, zoos et tous spectacles envisageables, digne d'intéresser le lecteur. Joy Sorman s'appuie sur ce récit pour s'interroger sur la frontière (ici transgressée) entre l'homme et l'animal et également sur notre relation à l'animal. Elle nous apporte beaucoup de questions cruciales et des situations permettant une expérimentation de différentes réponses possibles. C'est très intéressant. Par exemple, notre héros est-il un ours, un humain, un monstre ? Lui-même se voit semblable aux « monstres » de la parade de type « Freaks », mais il se trompe, et ce, quelle que soit l'entente entre eux, car, aussi difformes soient-ils, ils n'ont en eux aucune part d'animalité, tandis que lui, aussi animal soit-il, il n'a en lui aucune difformité. Cet exemple pour vous montrer comment une hypothèse est confrontée à une péripétie du récit, de même pour les différents types de relations.

Dans un précédent ouvrage, « Comme une bête », Joy Sorman s'intéressait déjà à l’animal devenu viande et nourriture de l’homme.

Ce questionnement très intéressant à mon sens, est de plus porté par une écriture véritablement poignante. Certaines scènes vous marqueront, c'est certain. Le récit est court, il n'y a place pour aucun pathos, chaque mot est choisi avec soin et son pouvoir est entier. 

A lire. Vraiment. Que ce soit un thème qui vous intéresse déjà ou que cela ne soit pas encore le cas.

978-2070468195



20 août 2023

La lenteur

de Milan Kundera

****


Je me suis dit "Bien la peine d'avoir l'opportunité de rencontrer un fantôme vieux de deux siècles si c'est pour n'être capable d'avoir avec lui qu'un dialogue de sourds! »

Dans ce roman, Milan Kundera, se met en scène, mué en entomologiste, se rendant avec son épouse à un colloque de confrères où il est accueilli comme le valeureux résistant échappé aux dictatures de l'Est. Le colloque a lieu dans un château dont il connaît l'histoire et où Vivant Denon* a situé l'action d'un de ses romans contant une aventure gentiment libertine. Kundera y fera vivre autour de lui ses personnages à lui, libertins aussi. Le libertinage a bien changé en deux cents ans mais il ne s'est pas autant simplifié qu'on le dit. L’âpreté des mesquines luttes d'influences gonflées par les médias ne s'est pas adoucie non plus, bien au contraire.  Et quand l'amant moderne s'esquive au matin à travers bois, c'est pour tomber sur celui de Denon et pour qu'ils ne se comprennent pas.

 L'entomologiste quant à lui se trouve inconfortablement mêlé à toutes ces histoires et d'autre part, ne se tire pas au mieux de sa prise de parole au colloque, ainsi s'esquivera-t-il pareillement au matin, laissant là tout ces petits mondes si vivants encore l'instant d'avant. Cent cinquante petites pages et puis s'en va, laissant le lecteur avec de quoi s'occuper l'esprit pour un moment...

Encore une fois, une histoire compliquée mais pas trop, et plaisante à lire, offrant de multiples pistes de réflexion. La plus importante étant bien évidemment l'éloge de la lenteur éponyme que l'auteur lie à la mémoire. "Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l'oubli." et plus loin, il insistera : "Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli".

Alors n'oubliez pas : "Quand les choses se passent trop vite personne ne peut être sûr de rien, de rien du tout, même pas de soi-même".

D’autant que finalement, "Dans une illumination subite, tout son passé lui apparaît non pas comme une aventure sublime, riche en événements dramatiques et uniques, mais comme la minuscule partie d'un fatras d'événements confus qui ont traversé la planète à une vitesse empêchant de distinguer leurs traits (...)."


PS : La lenteur est le premier roman que Kundera a écrit en français, langue qu'il maîtrise parfaitement.

* 1747-1825 ,  graveur, écrivain, diplomate et administrateur français.


978-2072892905

15 août 2023

 Aux fruits de la passion  

de Daniel Pennac

****

Le monde, tel qu'il n'est pas

Sixième aventure de Benjamin et de son originale famille  

Cette fois, c'est Thérèse, la « Sainte », illuminée, cartomancienne, voyante etc. de la famille, qui tient la vedette. Car cette vierge éternelle se découvre amoureuse -et grandement- d'un homme auquel tout devrait l'opposer (Ah ! L 'amouououourrr !) Alors, évidemment, Benjamin n'est pas chaud – glacial, même- il ne l'aime pas beaucoup, lui, ce prétendant. Mais que lui reprocher ? Il semble planer loin au-dessus de toute critique. Comment, tout cela finira-t-il ? Par un bébé bien sûr. Ce n'est pas pour rien que la famille Malaussène est en train de virer à la tribu.

Alors on retrouve la verve et les formules plaisantes de Daniel Pennac. On retrouve tous ces personnages aussi sympathiques qu'ils sont peu vraisemblables. On retrouve toute la famille, égale à elle-même, rassemblée pour faire face aux coups durs comme aux liesses. Le charme du quartier (il n'y a pas que Le Petit qui a des lunettes roses) l'auteur et le lecteur aussi, quand il le regarde. On retrouve le cocon douillet d'un monde où l'on sait que l'on serait accepté... on rit des situations cocasses, des phrases bien trouvées, des images incisives. On ne tremble pas. Benjamin est en prison ? Bah, il sortira. Benjamin râle, bah ! Il râle tout le temps, ne nous inquiétons pas, il rira bientôt. Bref, c'est toujours plaisant et parfois, cette récréation est juste ce dont nous avons besoin. Mais n’empêche que la saga s'essouffle, que la montagne accouche d'une souris (ou d'un petit fruit)  Tout le charme est là, mais plus l'effet de surprise. Une impression de routine, au contraire. et l'on sent bien qu'approche le moment où il va falloir arrêter.

Et c'est ce que Pennac a fait. Du moins, pendant 17 ans. Mais tout dans ce livre donne l'impression qu'en l'écrivant, il ne le savait pas encore. C'est drôle. En tout cas maintenant, deux volumes plus loin, la série est bien terminée. 


1. Au bonheur des ogres, Gallimard, coll. « Série noire » no 2004, 1985

2. La Fée Carabine, Gallimard, coll. « Série noire » no 2085, 1987

3. La Petite Marchande de prose, Gallimard, 1990

4. Monsieur Malaussène, Gallimard, 1995

5. Des chrétiens et des maures, Gallimard, 1996

6. Aux fruits de la passion, Gallimard, 1999

7. Le Cas Malaussène 1 : Ils m'ont menti, Gallimard, 2017

8. Le Cas Malaussène 2 : Terminus Malaussène, Gallimard, 2023

978-2070415335 

10 août 2023

Tsunami

de Marc Dugain

*****

Légère projection dans le futur et donc uchronie mais de seulement quelques années, ce serait tromper son monde que de classer ce roman dans la SF. On a au contraire une forte impression d'actualité. Le président de la République française tient un journal! Il confie au papier ses pensées et projets sans fard. Bon, là, on est dans la SF, du moins j'espère mais après avoir vu des ministres assez stupides pour diffuser des sex-tapes d'eux-mêmes, c'est vrai qu'on ne peut plus être sûre. Bref, c'est ce journal que nous avons le privilège de lire et nous voilà dans la tête du président et dans les coulisses du pouvoir.

Le président en question tient d'Emmanuel Macron par certains côtés (allures, attitudes, façons de faire) mais il emprunte aussi à plusieurs de ses prédécesseurs, de même pour les péripéties, et puis il y en a aussi une part totalement inventée mais avec beaucoup de vraisemblance. Donc, le nouveau président a été élu un peu par surprise en manœuvrant très habilement et en s'assurant (secrètement) le soutien actif des GAFAM. 

"C'est moins grave que d'être comme mes prédécesseurs sous la coupe des lobbies pétroliers, de l'agro-alimentaire, de la chimie phytosanitaire dont l'avidité et l'irresponsabilité ont conduit à la destruction d'une grande partie de la vie, tout ce monde-là jouant la petite musique de la démocratie. Or, en pratique, on parle de l'asservissement du plus grand nombre à un modèle suicidaire de consommation et de gaspillage pour le seul bien de leurs actionnaires." 

Magouilles, certes, mais il n'en reste pas moins un homme de conviction et s'il tient à être élu, c'est pour faire prendre à la France un tournant radical et difficile à faire accepter qui tient en deux parties: d'abord imposer une taxe CO² réelle et individuelle, puis, dans un second temps, remplacer le sénat par un fonctionnement par scrutin quasi permanent, "la liquidation de la Chambre des bourgeois balzaciens, je parle du Sénat, pour lui substituer une Chambre virtuelle permettant à tous de voter sur des sujets d'importance. (...) Je crée ainsi le cadre d'un référendum virtuel permanent." 

Or, ces deux bouleversements sont très difficiles à mettre en œuvre car si presque tout le monde est bien d'accord sur le fait qu'il faut changer notre mode de consommation d'énergie, les réactions sont toutes autres quand on vous annonce que ça commence tout de suite et que vous serez taxé à chaque fois que vous en consommerez. Surtout que cette coercition tolère une exception injuste: les GAFAM (eh oui, tout se paie). D’autant aussi que le contrôle de la consommation énergétique de chacun suppose une surveillance permanente et les défenseurs de la liberté individuelle la refusent. Quant au Sénat, vous devinez sans peine comme il accueille tout projet de loi visant à le faire disparaître...

Ajoutez à cela une vie personnelle qui n'est pas exactement un long fleuve tranquille, des Chinois qui armés d’une autre vision du monde, visent la suprématie "Le modèle chinois, c'est l'avènement d'un homo economicus satisfait par le développement économique et qui échange le mirage de la liberté d'expression, cette valeur illusoire, contre la prospérité assurée par le Parti. Dans notre modèle ultralibéral, ce n'est pas vous (le président) qui commandez, ce n'est pas le peuple non plus, ce sont les grandes multinationales qui méprisent l’État. D'ailleurs, je ne suis pas dupe, ce qui vous a permis d'accéder au pouvoir, c'est l'aide des géants du numérique, qui ne croient pas à l’État. Sans le deal que vous avez trouvé avec eux, les populistes l'auraient emporté."

un Poutine égal à lui-même qui tient à contrôler ce qui se passe en France, une Europe... européenne qui doit se réformer très vite ou reconnaître sa défaite et un entourage d' hommes et femmes politiques chez qui on peut s'attendre à tout, mais ça, c'est encore le monde où le président se sent le plus à l'aise. Il gère sans problème ce type de relations.

Vous obtenez au final un roman que j'ai dévoré avec intérêt, amusement, inquiétude et surtout un fort sentiment de vraisemblance. Mon avis : A lire absolument pour savoir, réfléchir, envisager, en discuter entre amis etc. Bref, à lire si on est Français. Le monde change. Selon le "Président", le futur se fera sur trois points: le réchauffement climatique, la révolution digitale et la division du monde en deux: démocraties et états totalitaires ; et "Cet autre monde prendra le contrôle de la planète d'ici 2050". Renseignez-vous !

"J'ai la faiblesse de croire à l'humanisme. Or la tyrannie a de plus beaux jours devant elle. Plus que je ne le pensais. Elle pourrait devenir un jour l'ordre du monde si on continue à gâcher nos valeurs par un consumérisme frénétique." 


Citations en vrac : 

"L'essence de la révolution numérique est d'échanger la liberté contre la sécurité. On met des caméras dans les rues, on écoute ton téléphone, on rend intelligents les appareils domestiques, l'idée est bien d'étendre une toile d'araignée sur les individus en leur promettant la quiétude absolue."

"la culture des dirigeants d'entreprise, particulièrement les grandes, est de privilégier systématiquement les actionnaires. Les rémunérations mirobolantes, c'est toujours pour eux, c'est ça la vérité. Quant à la masse des salariés, elle est mal représentée par des syndicats qui sont pour beaucoup de véritables dinosaures englués. Il en résulte un clivage insurmontable entre capital et travail. Une convergence des violences sur fond de guerre sociale est en marche."

"Si on s'élève un peu plus, on comprend que pour une partie non négligeable de son activité, la médecine soigne des maladies que la société crée elle-même par le stress, la pollution, la nourriture pathogène, situation contre laquelle les gouvernements craignent de lutter, de peur de contrarier les lobbies agroalimentaires."

"La liberté d'expression est sur toutes les lèvres mais la réalité est loin d'être aussi simple. Certains industriels ont investi  dans la presse pour la capacité de nuisance qu'elle représente. Et ils ne se privent pas de l'utiliser, en contrepartie de faveurs ou de facilités de toutes sortes dans la poursuite de leurs entreprises. Ce qui fait de la liberté d'expression une notion toute relative. En dehors du service public et de quelques journaux ou sites indépendants, la quasi-totalité des medias est sous contrôle, c’est ça, la vérité." 

978-2226478108

05 août 2023

Narcisse et Goldmund

Hermann Hesse

****


Goldmund le hippie

Nous sommes au Moyen-Age, en Allemagne. Narcisse est un jeune moine particulièrement doué et intelligent, devenu très tôt professeur et que tout le monde sait appelé à une brillante carrière. On pense qu'il deviendra abbé. Pour l'heure, il se prend de sympathie pour Goldmund, un élève amené par son père afin que les moines se chargent de son éducation dans l'idée qu'il deviendra ensuite moine à son tour car sa famille (à savoir son père) ne semble pas envisager de le récupérer un jour. L'amitié entre Narcisse et Goldmund devient très vive -vraiment très- si bien que quelques mises au point ne semblent pas superflues à l'auteur pour préciser qu'il n'y a pas de "vice". On n'a pas de raison de douter de sa parole mais ce premier tiers m'a tout de même semblé bien mièvre et bien long malgré une intéressante forme de séance psy inventée par Narcisse, pleine de promesses mais un peu brutale pour le patient. Ce roman manifeste d'ailleurs de plusieurs façons l'intérêt de Hesse pour les théories de Sigmund et on y trouve un usage freudien du souvenir comme thérapie.

J'en étais donc, au terme de ce premier tiers, à me demander si j'allais vraiment poursuivre cette lecture ou passer à autre chose car je m'ennuyais, quand  Goldmund découvrit l'amour... et avec une femme, en dehors du monastère. Ce qui fut pour  lui une grande révélation et l'amena à penser que Narcisse avait raison de dire que la vie monacale n'était pas faite pour lui. A mon sens, c'est à partir de ce moment que le roman de Hermann Hesse devient grand. C'en est fini des situations oiseuses amour-amitié et de ce qui m'avait semblé un long flirt hypocrite avec homosexualité latente. Goldmund se lance dans la vraie vie et il ne fait pas semblant. Il va quitter le monastère et devenir une sorte de vagabond de l'amour, allant de place en place, vivant de menus travaux mais surtout de l'amour qu'il donne et reçoit des femmes qu'il croise. Une pratique m'a-t-il semblé idyllique de l'amour libre comblant chacun, un mode de vie libre et paisible tout à fait réjouissant. Puisse Goldmund faire de nombreux émules!

Puis, ceci posé, on monte d'un niveau: Goldmund découvre l'art, en l'occurrence la sculpture, et sa vie prend une nouvelle orientation, mais sans renoncer à sa sexualité libre. Il trouvera le maître capable de lui enseigner son art et créera lui-même des œuvres particulièrement inspirées. La vie de Goldmund, déjà épanouie dans sa sexualité, atteint à un niveau supérieur par la création artistique. L'homme qu'il sera ainsi devenu sera ensuite confronté à l'horreur absolue avec la grande épidémie de peste et toutes ses conséquences, pas seulement médicales, puis enfin à l'extrême proximité de sa propre mort, parachevant ainsi un éventail d'expériences permettant une réflexion approfondie sur la vie et apte à forger une personnalité remarquable.

Un roman tout à fait fascinant -après, je vous l'ai dit, les premières 70 pages- qui amène son lecteur à faire son propre bilan sur la façon dont il estime qu'un homme doit vivre et à bénéficier des expériences de Goldmund. Le problème pour moi a été que, malgré le respect que j'ai pour ce livre, je n'ai pas pu adhérer à la manie (on pourrait presque dire au manichéisme) de Hesse qui consacre le roman à mettre en scène, illustrer et commenter des oppositions considérées comme absolues: homme-femme, père-mère, et surtout intellectuel-sensuel. L'homme est la raison, la femme est l'intuition; le père est le patrimoine et le savoir, la mère est l'art et l'instinct; Narcisse est un intellectuel, Goldmund un sensuel. 

Hegel nous a fait découvrir la dialectique et notre époque ne croit plus guère à ces antinomies définitives et peine à se passionner pour leur démonstration. C'est en cela (avec les longues controverses scolaires) que le roman de Hermann Hesse a vieilli et que le personnage de Narcisse est beaucoup moins riche et intéressant que celui de Goldmund. En ce qui concerne la vie de ce dernier par contre, nulle trace de vieillissement, tout est passionnant, les réflexions sur la vie, l'amour, l'art sont toujours d'actualité et comme c'est quand même lui qui occupe la plus grande part du récit, le lecteur est satisfait.

« Et pourtant toute notre vie n'avait un sens que si on parvenait à mener à la fois ces deux existences, que si elle n'était pas brisée par ce dilemme: créer sans payer cette création du prix de sa vie! Vivre sans renoncer au noble destin du créateur! Était-ce donc impossible?»

Un roman qui vaut largement la peine de s'ennuyer un peu au début.

978-2253000044


25 juillet 2023

La fête de l'insignifiance

de Milan Kundera

****+


« l'insignifiance, mon ami, c'est l'essence de l'existence »

Cinq hommes, plus ou moins amis, se croisent, se rencontrent et se parlent principalement dans les jardins du Luxembourg. Nous rencontrons d'abord Alain, qui fait une fixette sur les nombrils, sans doute depuis que sa mère qui ne voulait pas de lui, l'a définitivement quitté après avoir simplement touché son nombril. Sans doute songeait-elle que cette cicatrice témoignait d'un temps où cet être neuf dont elle ne veut pas était une partie d'elle, mais à cela, Alain ne songe pas. Si il pense sans arrêt à sa mère, c'est dans ses propres versions fantasmées, variables et ne visant aucune réalité. Puis nous rencontrons Ramon, qui voudrait bien aller voir l'exposition Chagall, mais ne peut se résoudre à faire la queue. Il renonce donc et erre dans le jardin où il rencontre le troisième larron: D'Ardelo (oui, les noms...). D'Ardelo sort de chez son médecin qui lui a donné les résultats (heureux) de sa biopsie. Mais d'Ardelo, à sa propre surprise, annonce à Ramon qu'il a un cancer. Sans doute trouve-t-il cela plus intéressant et a-t-il envie de jouer sans risque le rôle tragique qui vient de lui échapper. Le quatrième larron est Charles chez qui Ramon se rend ensuite. Charles est organisateur de cocktails mondains et amateur d'anecdotes originales sur Staline. Il en raconte justement une (longuement) au sujet de perdrix et du sens de l'humour de Staline. De bavardages en bavardages, nous arrivons à Calliban acteur sans contrat qui se loue comme serveur stylé dans les cocktails de Charles en faisant croire qu'il ne parle qu'un idiome étrange proche du pakistanais, langue qu'il se donne tout à fait inutilement, beaucoup de mal à inventer avec vraisemblance.

Ces rencontres et bavardages, de jardin en cocktail, de la réalité aux fantasmes d'Alain sur sa mère ou à ceux de Charles sur Staline m'ont bien divertie en ce sens qu'ils allient toujours fantaisie et profondeur. Une chimère vient toujours caresser un concept profond et le lecteur s'amuse et dans le même temps, réfléchit à des choses importantes. Je remarque cependant que c'est un univers totalement masculin. La Franck (quel nom encore!) évoquée au cours du récit n'est qu'un personnage d'arrière plan. La bonne portugaise a plus de réalité, mais dans un rôle si inférieur... Qu'ils se prétendent séducteurs ou non, la vision de ces hommes m'a parue étonnamment limitée à un monde masculin. Je pense que beaucoup d'hommes de la génération de Kundera ont vécu mentalement dans ce monde tronqué. Ils n'en sont généralement pas conscients mais c'est un fait.

Quand Kundera est mort, j'ai réalisé que je ne l'avais jamais lu, je pense que c'était plus ou moins parce que je craignais de m'ennuyer. Je me suis alors dit qu'il fallait tout de même que j'en lise au moins un et le hasard des bibliothèques a mis sous ma main cette « Fête de l'insignifiance" au joli titre (mais ils le sont tous chez Kundera) et qui avait l'avantage d'être court, ainsi si je m'ennuyais, je ne m’ennuierais pas longtemps. Mais ce fut le contraire qui se passa, une fois tournée la dernière pages, j'ai dû constater que je n'en avais pas eu assez, je désirais lire encore Kundera et j'ai donc enchaîné avec "La lenteur" dont je vous parlerai bientôt.

Moralité : Lisez au moins un roman de Kundera.


"Respirez, D'Ardelo, mon ami, respirez cette insignifiance qui nous entoure, elle est la clé de la sagesse, elle est la clé de la bonne humeur."



978-2070466146

15 juillet 2023


Une place à prendre 

de J. K. Rowling

****


Alors tout d'abord, oubliez Harry Potter, rien à voir. Nous n'allons pas condamner cette pauvre J. K. Rowling à rester toute sa vie fixée à ce premier chef d’œuvre. Si l'histoire qui nous est racontée ici nous captive effectivement sur presque 700 pages, c'est sans magie, sans sorciers et sans monstre maléfique mais bien au contraire en plongeant ses racines dans le quotidien le plus terre à terre d'un petit bourg tout à fait quelconque.

Donc, nous sommes à Pagford. Ce n'est qu'une petite ville mais bien sûr, comme partout, elle trouve le moyen d'abriter deux clans adverses qui s'opposent aussi férocement qu'ils le peuvent dans les limites de la loi. Ici, la scission s'opère entre la ville ancienne et ceux qui veulent qu'elle reste distincte (et favorisée) et les nouvelles cités et ceux qui veulent les intégrer. Pagford est gérée par un "Conseil Paroissial" et son président (c’est bizarre pour nous, Français, mais bon, je pense qu'on peut traduire par conseil municipal et maire) et diffuse ses nouvelles par un blog assez quelconque. A la scission que je viens d'évoquer, s'ajoute le problème d'un centre de réinsertion des toxicomanes que la branche "anciens" ne veut plus financer alors que des habitants de la branche "nouveaux" en ont grand besoin. Pour l'instant, ces derniers maintiennent leurs acquis dans une sorte d’équilibre du Conseil, mais la mort soudaine d'un de ses membres peut tout remettre en cause selon qu'il sera remplacé par un pro-anciens ou un pro-nouveaux. Voilà pour la situation.

Nous allons faire connaissance avec les membres de ce fameux Conseil Paroissial et avec leurs familles, ainsi qu’avec les candidats qui ne vont pas tarder à se manifester. Dans les familles se trouvent des adolescents, qui vont jouer un rôle important dans l'histoire même si les adultes les tiennent pour quantité négligeable. Ils finiront pas réaliser leur erreur.

Les personnages sont tous remarquables (il n’est pas inutile de faire une petite liste Qui-est-qui car il y en a quand même presque trente). J.K Rowling  ne prend pas parti et les peint avec beaucoup de talent, trouvant toujours la note juste et le détail qui tue. Ils sont complexes et ont une vraie épaisseur.  Ils ont tous des intérêts et des mobiles puissants en jeu, de quoi les rendre très efficaces, et actifs. La campagne électorale démarre.

Parallèlement, nous découvrons peu à peu mais en profondeur la vie de Pagford, ses commerces, ses établissements scolaires, ses familles, ses notables, médecins, services sociaux etc. ses exclus... ses secrets, chez les uns comme chez les autres. La lutte s'engage entre les candidats dévoilant les soutiens et les adversaires et ne tarde pas à se faire plus âpre, surtout que soudain, le blog municipal se met à diffuser des messages anonymes qui font des révélations qui sont de vraies bombes. La situation ne va pas tarder à dégénérer. Tout cela va bien sûr mal finir.

Et c'est parti.

J'ai passé un excellent moment. Je conseille.

9782246802631

C'était une lecture commune avec une personne qui a disparu des radars... Donc, j'attends des nouvelles, mais sans grand espoir.


                     


05 juillet 2023

 Ouest 

de François Vallejo

****+


Le baron paradoxal

Déjà pour commencer, moi qui aime les chiens (et les chiens en bande), j'ai parfaitement ressenti la signification émotionnelle de cette meute pour Lambert. Ne la négligez surtout pas si vous ne voulez pas rater une partie de la chair de ce roman. 

Au château, à la mort du baron (aimé, craint et admiré de ses gens), arrive son fils qu'il a toujours détesté et maltraité de toutes les façons possibles pour un père (et elles sont innombrables). La domesticité qui l'a connu enfant dans ses humiliations préfère quitter le château. Seuls restent le garde-chasse et sa famille à cause du logement qu'ils ont et surtout de la meute qui est la fierté et l'amour de Lambert. Mais le nouveau baron «n'a pas les gestes». Il ne se conduit pas en maître. Comment le pourrait-il, lui qui toujours a été brimé? Mais pour ses gens, la noblesse est innée, «dans le sang» (sinon, que serait-elle?) et ils ne peuvent accepter un maître qui n'en est pas un. Pour corser le tout, M. De l'Aubépine est arrivé avec des idées républicaines, rouges même, et ne craint pas de les proclamer haut et fort. Est-ce ainsi qu'un noble doit se comporter? Quand pour couronner le tout il accompagne ces déclarations libertaires d'une tenue de ses gens pire que celle des hobereaux bon teint, que peuvent-ils y comprendre? Sinon, qu'il faut se méfier des maîtres (en quoi ils auront raison de ne pas baisser la garde). Et cet aristocrate paradoxal*, s'il ne gagne guère l'estime des autres, n'en reste pas moins un maître, ce qu'ils ne sont pas et il n'y a pas à chercher plus loin. Il manifeste d'ailleurs bientôt les vices de sa condition.

Dans un premier temps, pour moi, l'empathie s'est bien installée avec Lambert, mais aussi avec le baron dont je sentais la solitude et le «déclassement» de toujours. Cette empathie double m'a permis de bien m'imprégner des événement et, quand les rôles sont devenus plus outrés et on fait éclater cette empathie, de bien ressentir la violence de ce qui se passait. 

Les personnages de Magdeleine et d'Eugénie et même Grégoire qui se précisent eux aussi de plus en plus sont animés d'une telle vie que leur réalité éclate. Magdeleine par exemple, à la peau trop blanche, est une victime d'entrée de jeu puis, devenant chasseresse avec son père, balaie ce rôle trop convenu de proie, pour jongler ensuite sans cesse entre ceux de chasseur et de gibier.  Cet exemple illustre la profondeur que Vallejo met dans tous ses personnages (même les tout à fait secondaires).

De la profondeur et de la finesse, il en met tout autant dans les événements que nous voyons glisser comme ils le font dans la vraie vie, toute situation évoluant sans déclaration spéciale d'un jour à l'autre, «mûrissant» insensiblement, sans manichéisme. Cette «évolution» est sensible en permanence et, si elle est bien le reflet de la réalité, il n'est pas si courant de la trouver dans les romans, qui sont comme des «photos» qui ont tendance à figer un moment de la vie. François Vallejo a admirablement rendu cela.

Tout ceux qui ont lu ce roman et avec qui j'en ai parlé semblent avoir eu une lecture différente de celle du voisin. Chez chacun, l'un des aspects a prédominé et lui a semblé suffisamment riche, fouillé et traité de façon  suffisante pour être l'axe du livre. C'est de celui-là qu'il parle tout de suite et abondamment quand on l'interroge sur ce livre. «Ah oui, c'est la lutte de domination entre le baron et son garde-chasse» «Ah oui, c'est ce roman avec le noble qui veut mettre Victor Hugo au pouvoir» etc. Ce seront les rapports dominant/dominé, ou de l'homme et de l'animalité (chiens), ce sera la perversion sexuelle, les troubles mentaux, les effets d'une enfance «écrasée» ou les idées libertaires chez les privilégiés, le sens de la vie (le baron veut être «grand», «jouer un rôle»); et moi qui n'ai su choisir aucun de ces axes et qui ai été sensible à tous, je termine sur une impression de baigner dans l'extrême richesse et complexité de la réalité parfaitement rendue. Je reste sous l'impression que c'est le livre de tout cela et de bien des choses encore.

Il faut parler aussi de l'écriture. Elle est quasi parfaite, d'une maîtrise admirable. Avec en particulier un magnifique rendu des dialogues. Vous ne pourrez manquer de l'admirer et surtout, surtout, le roman se termine sur une dernière page qui est tout simplement sublime (chose que je ne dis quasi jamais), l'acmé de ce livre. Merveilleuse dernière page!

Vous me direz, si c'est une telle réussite, pourquoi pas 5 étoiles? C'est uniquement une question de goût. La femme que je suis ne s'est pas sentie à l'aise avec cette histoire de perversion sadique. Ces histoires-là ne me plaisent pas. Plaire, c'est tout. La demi-étoile qui manque, c'est celle toute subjective du goût, celle qui dit qu'on se sent chez soi ou non dans une histoire.


* C'est ainsi que l'auteur désigne son personnage dans la préface à «Dérive»

9782757857151