16 mai 2022

  Vingt et un 

de Jean-François Kierzkowski

***+


Le blog "Sur mes brizées" ayant évoqué cet auteur que je ne connaissais pas, j'ai voulu en savoir plus à son sujet. Je n'ai pas trouvé le roman dont il était question dans la chronique (« Deux fois dans le même fleuve ») mais j'ai trouvé celui-ci: "Vingt et un".

C'est un assez court roman (150 pages) nous racontant les mésaventures un rien déjantées du dénommé Jean, paysan esseulé depuis la mort de sa femme.

"Mon épouse est décédée il y a cinq ans. La vie a bien changé depuis. C'est fou ce qu'on s'ennuie après avoir perdu sa femme! A vrai dire, je m'ennuyais déjà quand elle était là, mais pas de la même manière. Avant, je disais que c'était de sa faute si je ne savais pas quoi faire, c'est elle qui m’empêchait d'avoir les occupations que je voulais. A sa mort, il n'y a plus eu personne pour me défendre quoi que ce soit et c'est là que j'ai commencé à trouver le temps long."

Ses contacts humains se sont peu à peu limités au café du village et ses activités agricoles se sont réduites également car il a vendu ses bêtes à son voisin. Il ne lui reste plus que quelques poules. Il y a un peu d'amertume dans ces ventes qu'il a pourtant décidées lui-même. Bref, il est seul et inoccupé ce qui lui a laissé le temps de découvrir au fil des jours des choses étranges sur sa propriété. Des petites choses, d'apparence anodines, mais qui ne lui paraissent pas naturelles. Une idée en entraînant une autre, il se persuade bientôt que ces anomalies sont même franchement inquiétantes et significatives (mais de quoi?...) , si bien que le jour où une de ses poules pond un œuf vraiment énorme, il n'en doute plus, quelque chose se passe. Un signe? Un mauvais sort? il ne sait et malgré ses mines de libre penseur, il s'empresse de faire venir un magnétiseur. Le bonhomme ne paie guère de mine -c'est un euphémisme- mais qu'à cela ne tienne, il faut le laisser faire ses preuves. Et pour le laisser, Jean va le laisser puisqu'il va même le laisser s'installer à demeure, d'autant qu'il annonce du lourd: d'après lui, ces anomalies annoncent tout simplement l'apocalypse imminente qui partira d'ici même...

Une histoire bien déjantée comme je les adore ! Mi-drôle, mi-sérieuse. Bien menée, bien écrite, avec des personnages hyper bien campés, on partait pour une adhésion à 100% de ma part... et puis, le problème: L'entrée en scène d'un personnage trisomique crée ma gène. Ça me semble soudain moins drôle. Il est utilisé sans trop de vergogne par nos deux compères eux-mêmes loin d'être des prix Nobel, et je suis de plus en plus réservée... Je prends moins de plaisir au récit. Bref, je ne sais pas si j'ai raison ou non, si c'est une question d'époque, de politiquement correct (le livre a quinze ans), normalement, j'aime bien les transgressions, mais là, je bloque et ne me régale plus autant de l'histoire.

Conclusion, il faut que je lise un autre livre de cet auteur.

En attendant, citations :

"L'apocalypse, je la connais déjà: les taches brunes qui apparaissent sur mes mains, la cataracte qui embue mes yeux, mes os douloureux et ma mémoire difficile sont autant de cavaliers annonciateurs. Le corps qui se déglingue, qui se fane comme une fleur, voilà la véritable apocalypse. Le texte de la bible aurait mieux fait de s'intituler La Vieillesse, on aurait mieux compris."


"Je me forçais à être positif mais, à mon age, je sais que l'envie d'être seul se ressent toujours à l'arrivée d'un visiteur. L'instant d'avant on se morfond d'être abandonné de tous. L'instant d'après, on se demande quand l'intrus va partir."


 9782915596328



15 mai 2022

 MOIS H. G. WELLS 

*

Bon, alors voilà j'ai fait cet après-midi un petit dessin qui pourrait servir de logo pour nos mois Wells. (Faut pas être difficile dans la vie)



Vous n'aurez plus qu'à le copier et lui adjoindre le lien  

Qui peut participer? Tout le monde. Si vous n'avez pas de blog, je vous ferai une place sur la Petite LISTE.

Qu'est-ce qu'on gagne? Rien.

Quelles sont les règles? A partir de tout de suite et jusqu'à fin juillet, si vous voulez bien participer, il faudra lire et chroniquer sur votre blog  avec un lien vers ici, un roman ou une nouvelle d'H. G. Wells. Vous venez me mettre le lien ici dans les commentaires et je vous ajouterai sur la fiche récapitulative en espérant que cela vous vaudra de nouveaux visiteurs.

On peut trouver les textes de Wells en ebooks gratuits sur internet. On peut même les avoir en audio gratuit ici: Littératureaudio.com

Je prends aussi les biographies de Wells, comme celles de Laura El Makki, par exemple ou de Joseph Altairac

Tadloiducine qui habite sur le blog de Dasola, fera de même avec les films et les BD inspirés de romans de Wells, 

C'est parti !



11 mai 2022

Géographie de la bêtise  

de Max Monnehay

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Un drame gai

Présentation de l'éditeur :

« Lorsque Pierrot décide de créer une communauté d’"imbéciles" dans laquelle lui et ses semblables pourront vivre en paix, sans plus avoir à souffrir d’ostracisme, lorsqu’il fonde, loin de tout, ce "village des idiots", il ignore qu’ils seront si nombreux à le rejoindre. Bastien, le narrateur, fait partie des dizaines d’appelés que Pierrot va réunir, au terme d’un tour de France ébouriffant.

Bastien a 22 ans. Vingt-deux années durant lesquelles sa mère, irascible, violente, lui a quotidiennement martelé que sa valeur n’atteignait pas celle d’un homme ordinaire. Le village lui offre une chance d’avoir enfin une vraie famille, d’obtenir un passeport pour le bonheur. Mais ce bonheur fait des envieux et, bientôt, ce paradis terrestre miniature finit par attirer des hommes et des femmes qui n’ont rien à y faire. Des malheureux, pour la plupart, qui tentent de s’y faire admettre en jouant les imbéciles. Face à cette menace, Pierrot impose désormais à chaque nouvel arrivant un examen très spécial, un test de QI inversé, diablement efficace, mais que Bastien trafiquera afin que puisse entrer au village et dans sa vie Elisa, une jeune femme dont il est tombé amoureux. Dans la chambre d’hôpital d’où il relate la grandeur et la décadence du village des idiots, Bastien reste obsédé par Elisa et, malgré un corps qui ne répond plus, malgré la douleur et la culpabilité qui le rongent, il fera tout pour la retrouver une ultime fois. »


Peut-être craignez-vous que l'auteur ne vous serve la thèse tellement démago des idiots qui, dans leur simplicité innocente sont tellement plus près que nous de la Vérité ? (J'avoue que cette crainte m'a retenue un moment au bord de ce livre) Eh bien, pas du tout ! Les idiots sont vraiment débiles et, s'ils sont heureux à leur manière, on n'en voudrait pas de ce bonheur-là et on ne les envie ni ne les admire, on les prend juste comme ils sont et ce n'est déjà pas mal par rapport à ce qui se passe le plus souvent dans la réalité, mais il faut dire qu'ils ne sont qu'entre eux donc, qui pourrait juger ?. L'histoire n'est pas rose, elle ne se termine pas bien (on le sait dès le départ) et elle ne véhicule guère de bons sentiments. Ouf ! On n'essaie pas de nous raconter que les crétins des Alpes sont de grands philosophes, c'est déjà ça.

Ceci posé, il reste une Grande Idée (la création de cet utopique village des idiots), un ton vif et même vigoureux, une histoire enlevée et un style magnifique, je pèse mes mots, qui donne une vie terrible à cette étrange histoire et qui habille tout le récit d'une poésie superbe, un peu à la Lautréamont. C'est splendide ! Divisé en courts chapitres intitulés soit « Anti-leçons n°.. », soit « Leçons de géographie n°.. », soit « La médecine pour les nuls n° », le récit ne laisse pas retomber l'attention. Les Anti-leçons racontent l'histoire de la création et de la vie du village. Affublés de sous-titres genre « L'exode rural et la crise du logement », les Leçons de géographie tendent à tirer une thèse de l'expérience (mais à la façon limitée du narrateur). Et tout au long, les chapitres « La médecine pour les nuls » racontent ce qui lui arrive à l'hôpital où l'on sait ainsi dès le début qu'il a fini. C'est bien construit et il y a de l'idée dans ce montage bien dosé. Et pour finir, cette histoire gaie est quand même un drame.

Je n'avais encore jamais lu Max Monnehay et quand je vois sur le Net des photos d'elle à cette époque, j'ai du mal à croire que c'est cette gamine qui a écrit cela. Mais bon... le talent s'impose là où il est et il n'y a qu'à s'incliner. 

Si ce livre a déçu certains de ses lecteurs, c'est peut-être qu'ils faisaient partie de ceux qui justement attendaient (et hélas espéraient) la thèse démago dont je parlais au départ, une fable humaniste, une belle histoire qui console de la médiocrité de la vie... de ces livres si réconfortants qui ont un tel succès depuis quelques années. Bref, le contraire de ce qu'ils y trouvent en fait. Et je pense qu'en effet, ce malentendu, nourri qui plus est par la quatrième de couverture, peut nuire à ce livre, attirant ceux qui seront déçus et repoussant ceux à qui il pourrait plaire. Alors pour ces derniers, je dis : allez-y, c'est à lire !


Extraits :

« Un homme grand, Pierrot, toujours rasé de frais et qui portait ses cheveux plaqués comme une sorte de petite marmotte qu'on aurait ouverte en deux et posée là, au sommet de la tête, en la caressant dans le sens du poil. »


« Ne pas songer au plan faisait partie du plan. »


« Mais Pap était une de ces loques mariées à son éthylisme pour le pire et le pire et le pire. Jusqu'à ce que la mort. Jusqu'à ce que le feu ou la terre. Jusqu'à ce que la cendre ou la poussière.»


(Paris) « Là-bas on offre à l'imbécile un qualificatif moins crasse et une vie d’hôpital dans des centres spécialisés dont l'activité principale consiste à jouer avec les mots.

Déficience mentale.

Handicap intellectuel.

De l'euphémisme bon ton pour une société qui s'aime aveugle.

'Scusez.

Malvoyante. »


"Il me dit que, parfois, les gens qui ne sont pas heureux, ne savent pas faire autre chose qu'interdire aux autres de l'être ».


"La réalité, cette bonne vieille pâte à modeler dont on peut faire tout ce qu'on veut. »

9782021090369



06 mai 2022

La pluie jaune  

de Julio Llamazares

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"Le temps est une pluie patiente et jaune qui éteint doucement les feux les plus violents." 

Que je vous raconte l'histoire inhabituelle de ma lecture de ce roman. :

Je cherchais à la bibliothèque un livre écrit en espagnol pour voir si j'étais capable de lire l'espagnol et même un texte entier. Il y a un ou deux ans, j'ai lu avec difficulté mais néanmoins entièrement un roman pour enfants ou ados en espagnol. Je me suis donc dit qu'il était temps de voir ce que cela donnait sur un texte adulte. Petite précision, je ne suis pas du tout bilingue, je n'ai aucun lien avec l’Espagne et je n'ai appris l'espagnol qu'un an au lycée, c'est à dire il y a des lustres. Puis je l'ai un peu repris pour occuper ma retraite, avec des sites d'apprentissage gratuits comme espagnolfacile.com. Mais qu'importe, on verrait bien. J'ai choisi ce titre de Julio Llamazares surtout parce qu'il était là, tout simplement. Je ne savais pas du tout ce que c'était ni qui était son auteur. Pas trop épais, divisés en courts paragraphes, il ne me faisait pas peur. Je suis donc repartie avec et je me suis lancée, aidée de Google translate.

Une semaine après, en y passant un bon moment chaque jour, j'ai dû constater que je n'avais traduit que quatre ou cinq pages. A ce rythme-là, je risquais de mourir avant d'avoir atteint la fin, et puis, cette trop grande difficulté ôtait à ce travail la majeure partie de son sens. Avec un recours permanent au dictionnaire, on peut toujours s'en tirer, mais tout cela prouvait surtout que je ne pouvais pas lire un roman en espagnol. Bon. D'accord.

Mais il y avait une autre chose que cette expérience m'avait montrée, c'est que ce texte était vraiment d'une beauté remarquable, et que je n'envisageais pas de ne pas le terminer. Comme la version française n'était pas à la bibliothèque, je l'ai achetée sur internet chez un soldeur.

Quelques jours plus tard, je reprenais donc ma lecture. Je commençais par comparer ma traduction des premières pages (que j'avais recopiée sur un cahier*) avec celle de Michèle Planel. Pas trop mal. Un ou deux détails erronés, mais pas de contresens, ça m'a fait plaisir. Et je me suis lancée dans la lecture dont je vais enfin vous parler, mais non sans regretter l'hispanique musicalité du texte original qui est un joyaux. Un poème. Si vous êtes hispanophone, n'hésitez pas à préférer la VO.

"Or moi, j'ai vécu jour après jour la lente progression de sa ruine. J'ai vu s'effondrer les maisons une à une et j'ai lutté en pure perte pour éviter que celle-ci ne finisse avant l'heure par devenir mon propre tombeau.Durant toutes ces années, j'ai assisté à une longue et sauvage agonie. Pendant toutes ces années, j'ai été le seul témoin de la décomposition ultime d'un village qui, peut-être, était déjà mort avant même que je naisse. Et aujourd'hui, au bord de la mort et de l'oubli, résonnent encore à mes oreilles le cri des pierres ensevelies sous la mousse et le lamento infini des poutres et des portes qui pourrissent." 

Un narrateur imagine le groupe de villageois qui, n'ayant perçu de sa part aucun signe de vie depuis longtemps, viendra un jour jusqu'à ce village montagnard mort, ce qui ne se fera que dans un temps assez long car lui, le dernier habitant accroché au village, leur fait peur. Il a un fusil, les a déjà menacés et a sans doute perdu la raison après ces mois et même années de totale solitude. Quand le village s'est éteint, les villageois, bergers, paysans, tous très pauvres et ne trouvant pas ici de quoi nourrir leurs familles, sont partis l'un après l'autre, emportant ce qu'ils pouvaient dans l'espoir d'un ailleurs plus clément. Quand le dernier voisin est parti, le dernier ami mort, le narrateur est resté seul avec sa femme, jusqu'à ce qu'elle ne supporte plus cette vie hors de tout. 

"Comme une rivière barrée, tout à coup le cours de ma vie s'était arrêté et, maintenant, devant moi, seuls s’étendaient l'immense paysage désolé de la mort, l'automne infini où habitent les hommes et les arbres qui n'ont plus de sang, la pluie jaune de l'oubli." 

Il ne lui restait plus que sa chienne pour seule compagnie. Puis, il s'est mis à aller de moins en moins dans la vallée, la trop grande solitude le rendant de plus en plus inadapté aux relations sociales. 

"Cela faisait quatre mois que je ne parlais à personne, mais la possibilité de le faire à nouveau ne me tentait pas non plus. Je m'étais habitué au silence et maintenant, après un si long temps, après ces mois d'isolement dans la neige, la fumée proche des maisons et la présence des gens dans les rues me remplissaient de crainte et de méfiance." 

Au seuil de la mort, il égrène ses souvenirs de cette fin d'un monde dont il n'a pas voulu se détacher.

"Nous croyons parfois avoir tout oublié, que la rouille et la poussière des ans ont désormais complètement détruit ce que nous avons un jour confié à leur voracité. Mais il suffit d'un son, d'une odeur, d'un contact furtif et inopiné pour que soudain, les alluvions du temps tombent sur nous sans compassion et que la mémoire s'illumine avec la brillance et la fureur de l'éclair." 

Le récit s'ouvre donc sur cette vision qu'il se fait de l'arrivée future des villageois et se terminera sur la même scène. C'est une sorte de litanie, comme un long poème en prose qui utilise les souvenirs de la mort du village pour nous amener à celle du narrateur. C'est d'un superbe niveau littéraire et d'une infinie tristesse. Pas de bons souvenirs, une misère sans fin. C'est beau, mais tragique et désespéré du début à la fin. Il n'y a pas plus d'illusion d'amélioration que de bons souvenirs. C'est dramatique, mais magnifique, tant par la langue que par la construction ou les images projetées puis gravées dans l'esprit du lecteur. Je ne suis pas près d'oublier Ainielle, village qui s'est éteint dans les Pyrénées aragonaises et qui existe vraiment. Si la randonnée vous tente, emportez ce livre avec vous, ce sera fantastique ! Pas gai, mais de toute beauté.


* L'occasion pour moi de calculer aussi que même sans problème de traduction, recopier un livre à la main est un travail trèèès long ! J'avais peut-être été inconsidérée dans mon entreprise...


286432105



01 mai 2022

Le concert posthume de Jimi Hendrix

de Andreï Kourkov

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L'histoire qui nous est racontée ici se passe à Lviv, ville d'Ukraine que vous n'auriez peut-être pas su situer l'année dernière mais que malheureusement, les évènements récents nous ont montrée. L'histoire, où les histoires plutôt car il y en a deux, bien distinctes mais qui se passent au même endroit et au même moment. La première histoire est celle d'Alik, vieil hippie ukrainien aujourd'hui sorti nuitamment pour une cérémonie mystérieuse au cimetière, là où a été cachée la main de Jimi Hendrix. Oui, rien de moins. Il y fera la connaissance d'un intrus pas vraiment invité puisqu'il s'agit de Riabtsev, un ancien capitaine du KGB. Ce dernier sait tout d'Alik, l'ayant à son insu surveillé de près pendant toute sa carrière. Par ailleurs, il est secrètement un fan de Hendrix... Ces deux-là vont beaucoup se voir dans les pages qui vont suivre et c'est ensemble, qu'ils affronteront un bien étrange mystère, celui de l'intrusion de la mer à Lviv, pourtant très éloignée du littoral. Nous vivrons avec eux une histoire de mystère, d'aventure et même de magie.

La seconde histoire est une histoire d'amour, bien que mystère, aventure et magie n'en soient pas absents. C'est celle qui va voir la rencontre de Taras au métier tout à fait étonnant (puisqu'il consiste à faire perdre leurs calculs rénaux à ses clients en les trimballant dans son tacot, de façon experte mais secouée, sur tous les nids de poules de la ville -et ils semblent nombreux). C'est un travail nocturne pour éviter la circulation car il vaut mieux rouler vite. Quand il s'est fait payer, généralement en dollars, il va au guichet de change nuitamment tenu par la belle Darka, gantée jusqu'au coude car sa peau ne supporte pas le contact de l'argent. De tendres sentiments ne tardent pas à unir les deux jeunes gens... Mais eux aussi ont remarqué d’étranges choses.

Certains quartiers de Lviv sont par moments envahis d'une odeur de mer mais plus encore, d'une puanteur de boue marine et d'algues pourries. Cette odeur s'accompagne d'un malaise très fort qui étreint les humains qui la respirent, tandis que des mouettes font leur apparition. A ce propos, le livre parle de mouettes mais toutes les descriptions qui suivront correspondront à des goélands. Je ne sais pas si c'est un problème de traduction ou si A. Kourkov s'y connaît peu en oiseaux. Mais bref, cette invasion marine est tout à fait anormale et d'autant plus inquiétante que les oiseaux en question commencent bientôt à attaquer les gens...

Nous avons donc ici un récit tout à fait fidèle à l'art de Kourkov, avec sa bonne part de surréalisme, d'humour ironique, de philosophie blasée et de simplicité, de poésie aussi, de fantaisie et de magie. Le tout dans un monde resté très soviétique, pauvre et fataliste bien que se gardant toujours une part de recul et d'ironie. Une belle écriture, de belles descriptions de décor et d'ambiances, 

"A l'intérieur, l'atmosphère était bruyante et enfumée - autant dire confortable. A chaque table, on parlait fort, on buvait de la bière, et le poisson séché craquait sans se faire prier, sous des dents mal lavées mais aiguisées. Un vocabulaire légèrement argotique ajoutait de l'énergie à ce chœur de voix viriles ralenties par l'alcool."

des personnages (même secondaires) très bien campés 

"C'est Alik! J'ai toujours dit que ce garçon irait loin... Certes, il n'est allé nulle part... En revanche, il est resté lui-même et aussi intelligent qu'il l'était."

et une histoire qui va son bonhomme de chemin sans lasser. Voilà les ingrédients qui ont fait de ce roman un très bon moment de lecture pour moi. D'autant que nos philosophes ne sont pas avares de pensées profondes.

Dans la chambre d'Alik "Il y avait bien sûr beaucoup plus de témoignages du passé que du présent. Il en est toujours ainsi. Le passé s'accumule, tandis que le présent coule sans s'arrêter. Un être humain, ce n'est jamais, en gros, qu'un vivant appareil très ordinaire et élémentaire, de transformation du futur en passé."

Bref, je conseille. Et en conclusion:

"- Et puis si vous voulez, on peut aujourd'hui établir toute la vérité grâce à l'ADN!

- Qu'avons nous à faire de la vérité? demanda Iourko Vinnitchouk. Le mythe est toujours plus important que la vérité! Que tout reste comme il est! Allez, buvons à Jimi!"


978-2867468230



26 avril 2022

Vent blanc, noir cavalier  

de Luke Rhinehart

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Ayant déjà lu deux ou trois romans de Luke Rhinehart que j'avais beaucoup aimés, je ne m'attendais pas à ce qui m'est arrivé avec celui-ci : je me suis ennuyée, et il m'a même fallu faire un effort pour aller jusqu’au bout. La quatrième de couverture nous cite une phrase du London Sunday Telegraph qui qualifie le livre de « souvent hilarant » et là, garanti, je n'ai pas ri une seule fois. Rarement souri. Elle évoque aussi « les sept samouraïs » et à part le fait qu'il y a des samouraïs dans l'histoire (et pas dans les rôles de héros), je ne vois pas le moindre rapport. Je dois être mauvais public. Ou alors les quatrièmes de couverture aiment bien dire n'importe quoi du moment qu'elles peuvent y caser une référence flatteuse et un titre accrocheur.

Ce roman est le second livre publié de Luke Rhinehart (1975) mais il n'a pas été édité en français avant 2021, soit, après sa mort, alors qu'il n'y a par exemple eu que deux ans entre les éditions américaines et françaises de l'excellent « Invasion ». Je ne suis peut-être pas la seule à avoir trouvé celui-ci bien moins intéressant. Mais le nom de Rhinehart fait vendre, la preuve, je l'ai acheté, alors on finit par publier.

Bon, donc, deux poètes dont l'un est poète de cour et ripailleur et l'autre moine poète, se rencontrent par hasard à une halte, alors qu'ils traversent sous la neige une montagne inhospitalière. Ils se connaissaient déjà auparavant et sont plutôt amis. Ils passent la soirée à deviser et s'endorment, mais au matin, une troisième personne est là. C'est la magnifique Matari, dont tous les hommes tombent irrémédiablement amoureux au premier regard et dont le cheval épuisé est mort à la porte. Elle se joint à eux. Hélas, la belle dame est poursuivie par le seigneur Arishi qui a juré de la tuer, bien qu'il soit comme les autres, fou amoureux d'elle. Une poursuite s'engage, qui vivra, qui mourra ? Vous ne le saurez que 270 pages plus tard, et ça m'a paru bien long malgré toute la sympathie que je peux avoir pour Luke Rhinehart et la philosophie zen. Peut-être que quelqu'un aimant les histoires d'amour apprécierait mieux ce roman. Ou alors quelqu'un que les états d'âme des samouraïs passionnent... Moi, je suis passée à côté.


 978-2373050646

  


21 avril 2022

 Chiisakobé

de Minetarô Mochizuki et Shügorô Yamamoto

***+


Bien pour ados

Vous lirez partout le plus grand bien de ce manga qui a de surcroît obtenu le Fauve de la meilleure série au festival d'Angoulème 2017, et mon commentaire sera peut-être le seul plus réservé que vous aurez l'occasion de lire, alors profitez-en bien.

L'histoire est l'adaptation d'un roman de l'écrivain populaire Shügorô Yamamoto (1903-1967) écrit en 1957, et sa transposition à notre époque, alors que le roman original situait l'action à l'époque d'Edo – 17ème au 19ème siècle, c'est large ! - (source éditeur, car je n'ai pas lu le roman source, les autres commentateurs non plus, d'ailleurs, mais moi, je le dis). Bon, poursuivons.

Le héros, Shigeji Daitomé, qui travaille sur le chantier paternel après ses études qui viennent de se terminer, apprend brutalement la mort de ses deux parents dans un gigantesque incendie qui a ravagé leur quartier et, par là même, qu'il devient le nouveau patron de cette entreprise de charpenterie dont dépendent plusieurs ouvriers et employés. Il a l'aspect d'un hippie et même un peu le look de Chewbacca (en moins décidé) et personne ne croit qu'il va être capable de mener cette tache à bien. (évidemment, tout le monde se trompe, je me demande si vous l'aviez deviné). Il termine son chantier, montrant ainsi sa force de caractère, puis retourne dans la maison familiale. Il s'y est adjoint les services d'une jeune et jolie jeune femme qui se chargera du ménage et de la cuisine (et avec laquelle on est sensé se demander s'il va s'entendre) Elle a logé dans la maison quelques orphelins dont l'orphelinat voisin a brûlé (ainsi que les responsables, car ils sont à la rue). Shigeji n'apprécie guère cette invasion, d'autant que les garnements sont loin d'êtres sages et demande aux services sociaux de venir les récupérer au plus vite. Les services sociaux viennent, mais finalement...

Voilà, nous avons là le début d'une série qui comportera cinq volumes, dont quatre que je ne lirai pas. Vous aurez peut-être deviné que je trouve l'histoire bien trop convenue et que j'y vois pour ma part l'accumulation d'une tonne de clichés. Je pense qu'il serait bon de préciser que ce manga vise un public adolescent. Au delà, il doit avoir plus de mal à convaincre.

Le dessin est très beau mais extrêmement statique. On a l'impression de voir, non un film, mais une série de photos. C'est un parti pris de l'auteur et on doit l'accepter. Beaucoup de cases montrent des détails, et parmi ces détails, beaucoup de poings fermés, de mains crispées, d'attitudes raidies. On a constamment une impression de forts sentiments contenus. Un procédé que je trouve un peu lourd pour nous faire comprendre qu'il y a beaucoup de sous-entendus ou de non-dits. C'est un peu moins vrai quand il y a les enfants. Les dialogues sont brefs, les expressions de visages le plus souvent neutres.

Incontestablement, c'est un manga seinen (ce qui signifie qu'il est destiné à des adolescents ou jeunes adultes). De ce point de vue, il n'est pas mauvais. Au-delà, non, ça ne va pas.

978-2353480791




16 avril 2022

 Appelez-moi Malaussène 

de Jérôme Charyn

***+


« Call me Ishmael Isaac ! »

En 1996, Daniel Pennac avait publié un très court 5ème (on pourrait dire 4 ½ ) volume aux aventures de sa famille Malaussène, cela s'appelait "Des chrétiens et des maures", et cela mettait en scène un new-yorkais qui allait devenir le géniteur du Petit et qui avait toutes les chances d'être  le célèbre Isaac Sidel... Ce malheureux Isaac était poursuivi et torturé par d'horribles méchants qui voulaient lui faire dire... le livre se terminait sans qu'on sache quoi.

Voilà Isaac de retour à Belleville. S'il s'agit bien de lui car le doute est soigneusement entretenu à ce sujet, le personnage amoindri qui nous est présenté a peu de ressemblance avec le héros new-yorkais. Ce pourrait être quelqu’un qui multiplie les identités fantaisistes en s'accordant les pseudonymes de personnages de fiction, ce pourrait être une espèce de débile dont le cerveau ne servirait que de mémoire à des fins culturelles (dans le meilleur des cas) ou mafieuses. Toujours est-il que les Méchants sont toujours après lui, qu'ils ne sont pas plus tendres et que la chasse reprend.

… Sans que cela préoccupe le moins du monde notre héros (ici appelé « le petit bonhomme ») qui n'a pas récupéré toutes ses capacités et dont la mémoire et l’intérêt ne portent que sur ses gigantesques connaissances littéraires. Heureusement pour lui, divers gangsters, dont le narrateur, un maquereau noir et sa principale gagneuse, se chargent de lui, mais rarement par pure bonté. Et le lecteur repart pour d'amusants rebondissements et exercices d'intertextualité, Bartleby, Melville et même cette fois, pour faire bonne mesure, Proust (nous sommes à Paris tout de même).

Jerome Charyn nous fait passer du côté américain, les personnages sont des maquereaux, gangsters et prostituées tout droit débarqués de Manhattan et notre Isaac (que ce soit lui ou non) découvre qu'il est père ce dont il était loin de se douter (encore un coup de sa mémoire sans doute, puisque Maman Malaussène le lui avait dit*). La course effrénée au secret d'Isaac reprend de plus belle et cette fois, parviendra à son terme.

Charyn reprend toutes les pistes démarrées et laissées en suspens par Pennac et les mène à terme. Son esquive qui maintient l'incertitude sur l'identité réelle du Petit Bonhomme lui permet toutefois de ne pas hypothéquer la carrière d'un personnage récurrent dont il savait en 1998 qu'il n'était pas encore arrivé au bout de ses aventures. 

A ne lire qu'après « Des chrétiens et des maures », bien sûr.


* Pour remplacer Manfred Coen, suivez un peu !



9782290306451 


11 avril 2022

 Des chrétiens et des maures 

de Daniel Pennac

***


"I would prefer my daddy"

La quatrième de couverture ne nous dit rien et aucune préface ne vient nous renseigner davantage. Nous ne saurons pas quels sont les liens entre Jerome Charyn et Daniel Pennac, mais ils doivent bien exister pour qu'ait débuté cet étrange, sympathique (mais non impérissable) « crossover » qui allait mêler (en partie du moins) Isaac Sidel et la tribu Malaussène. Nous ne saurons pas comment tout cela a débuté, qui l'a décidé, pourquoi, dans quelles circonstances, etc. Toutes les questions sont ouvertes, et elles le restent car on est bien moins généreusement pourvu au niveau des réponses... Toujours est-il qu'en 1996, Daniel Pennac publia une courte histoire de 80 pages qu'il intitula « Des chrétiens et des maures », titre trompeur, si vous avez cru que cela avait un rapport avec les Croisades, titre évocateur, de bien trop de choses pour comprendre en fin de compte de quoi il s'agit, et titre finalement accrocheur. 

Nous y retrouvons toute la tribu Malaussène (à un stade qui les voit déjà assez nombreux, 4 volumes ont déjà vu le jour) et le lecteur, resté dans la nostalgie de ces récits-là, s'empresse d'aller voir ce qui leur arrive ici. Il nous arrive que Le Petit nous fait une crise grave de Bartlebisme (adapté à son cas). Il décide d'un seul coup qu' "Il veut son papa". Or, vous le savez, Maman Malaussène a des qualités, mais la conservation des géniteurs n'en fait pas plus partie que l'élevage des enfants. Impossible de retrouver celui-là (les autres non plus, d'ailleurs). Or, la situation devient vite grave puisque Le Petit repousse maintenant toute nourriture en répétant  "Je préférerais mon papa.". L'ombre paralysante du « I would prefer not to » vient tout plomber. Relevons cependant ici le clin d’œil puisque J. Charyn traduisit Melville en français.

S'ouvrant de ses tracas à un ami, Benjamin Malaussène, lui avoue qu'en fait, il se souvient dans quelles circonstances peu banales fut conçu Le Petit et a donc pas mal de renseignements sur son père... mais ni son nom, ni son adresse. Il lui raconte alors tout en détail et pour commencer, comment la route d'un certain shérif américain handicapé d'un tænia de première grandeur, a croisé celle de la Famille Malaussène.  Malheureusement pour lui, il avait auparavant croisé celle d'une bande d'horribles voyous qui l'avaient terriblement torturé pour  "lui faire cracher un secret en or massif". C'est une histoire pleine de bruit et de fureur, et aussi vraisemblable que les autres aventures de la tribu... que je vous laisserai découvrir.

En conclusion, son ami peut donc le rassurer, car il a, lui, reconnu l'homme en question. Une chose les perturbe cependant, comment cela serait-il possible ? Isaac Sidel est un être fictif ! Les personnages de roman ne font pas des enfants. Il leur faudra cependant s'en accommoder (surtout que si l'on y réfléchit bien, les Malaussène...)

Mais bref. Jerome Charyn s'empressa de répondre à cette paternité inattendue dans un roman du même (petit) calibre qu'il intitula « Appelez-moi Malaussène ». A lire en second lieu, bien sûr. Tout cela est amusant, sympathique, etc. 

et sans grande prétention.

1. Au bonheur des ogres, Gallimard, coll. « Série noire » no 2004, 1985

2. La Fée Carabine, Gallimard, coll. « Série noire » no 2085, 1987

3. La Petite Marchande de prose, Gallimard, 1990

4. Monsieur Malaussène, Gallimard, 1995

5. Des chrétiens et des maures, Gallimard, 1996

6. Aux fruits de la passion, Gallimard, 1999

7. Le Cas Malaussène 1 : Ils m'ont menti, Gallimard, 2017

8. Le Cas Malaussène 2 : Terminus Malaussène, Gallimard, 2023


9782070406968

06 avril 2022

 Voyages avec ma tante  

de Graham Greene

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«Un virus dans le sang des Pulling»

Le narrateur, Henry Pulling, célibataire, entame une paisible retraite de directeur de banque anglaise avec une seule passion : les dahlias et le confort douillet d’une vie bien organisée. Pourtant, nous faisons sa connaissance dans une triste circonstance : l’enterrement de sa mère. Il n’est pas effondré de douleur car elle semble avoir été davantage femme de devoir que femme de cœur. Son père, mort plusieurs années plus tôt, c’était autre chose, plutôt un séducteur nonchalant. A cet enterrement, il fait la connaissance de sa tante, sœur de sa mère, qui ne l’a pas revu depuis son baptême et elle lui annonce d’entrée de jeu que sa sœur n’était pas sa mère biologique. Elle ne va cependant pas jusqu’à lui en dire plus sur cette dernière…

La tante a plus de 75 ans mais n’en reste pas moins une femme fort active et décidée. C’est également une femme qui « a vécu » (et fait encore la vie) comme Pulling va le découvrir de plus en plus au fil des souvenirs qu’elle va égrener avec lui. Tout d’abord, il va se rendre chez elle pour lui découvrir un invraisemblable compagnon, Wordsworth, un noir de plusieurs décennies son cadet et loin de maîtriser l’anglais aussi bien que quantité de trafics quasiment invraisemblables pour un vieux directeur de banque amoureux des balances comptables et des dahlias. Et tout de suite, la vie d’Henry prend un tour inattendu puisque sa visite chez sa tante avec encore dans les bras l’urne funéraire de sa mère, va être immédiatement suivie de sa première descente de police car qui dit connaître Wordsworth et la tante Augusta, dit avoir de fréquents contacts avec la justice et la police, et pas toujours du même côté de la barrière. H. Pulling va découvrir sans peur, car il jouit du flegme britannique et sa position sociale l’a habitué à un sentiment de sécurité, mais avec une certaine incrédulité un monde qui a pour lui plus des allures de roman que de réalité.

Et tout au long du roman, comme le titre le laissait bien prévoir, Tante Augusta va entrainer son neveu qui n’a jamais entrepris le moindre périple loin de son « sweet home », dans des voyages de plus en plus lointains et incertains, remontant ses souvenirs amoureux (nombreux et mouvementés) à l’aide de l’Orient Express et autres moyens de locomotion.

"C’était comme si je m’étais évadé d’une prison ouverte, à la faveur d’un enlèvement où l’on m’eut fourni une échelle de corde avec une voiture prête à m’emporter, pour plonger ensuite dans le monde de ma tante, un monde de personnages surprenants et d’évènements imprévus."

Le rythme est enlevé, le ton est humoristique, la vraisemblance est en option et c’est avec le sourire que nous suivons les tribulations de nos deux héros (ou trois avec Wordsworth) (puis quatre ? Mais je ne vous en dirai pas plus). Aucune des péripéties n’est considérée sous son possible angle sombre (geôles du dictateur, butin de guerre etc.) Pour ce qui est des faits, Greene a choisi de n’en avoir qu’une vision humoristique, mais le sérieux apparait cependant sans lourdeur sous les questions existentielles que notre banquier est peu à peu amené à se poser. Il compare la valeur et la vigueur des différentes façons de mener sa vie. Il a toujours été honnête et consciencieux, elle a toujours mené une vie de bâton de chaise mais… "Tout se passait comme si le monde tordu de ma tante eut été destiné à une sorte d’immortalité." Il les trouve bien vigoureux et doté d’un solide appétit de vivre, ces voyous. Ils ont de l’audace, ils font de vieux os ou non, mais ils lui paraissent mieux profiter de leur existence le temps qu’elle dure. Alors lui, honnête et vieillissant, les observe et s’interroge. On n’a qu’une vie. Et elle passe vite…

La fin est expédiée d'un coup et montre que les choses avaient progressé en sourdine bien plus avant qu'il n'y paraissait.

On reste sur l'impression d'un livre très attachant.

978-2221145340


 

01 avril 2022

Mike 

d'Emmanuel Guibert

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Emmanuel Guibert est un dessinateur de bandes dessinées (Le photographe, La guerre d'Alan) mais il n'y a pas un seul dessin dans cet ouvrage. Rien que des mots. Mais quels mots ! Ce n'est pas un roman non plus, c'est un récit, le récit d'une mort annoncée. L'auteur y raconte son accompagnement de la fin de vie de son ami Mike, dessinateur et architecte. J'avais cueilli ce livre sur la table de présentation de la bibliothèque parce que je m'intéresse au dessin. En fait, il allait aussi me parler de bien d'autres choses, de la fin de vie et de la mort en particulier, qui m'intéressent tout autant. Il est assez peu question de dessin pendant le premier tiers, puis bien davantage ensuite. Je me suis vraiment trouvée en résonance avec ce livre, si bien que je l'ai déjà offert et que je vais me le racheter pour le conserver étant donné qu'il va bien falloir que je restitue cet exemplaire-là à la bibliothèque. Je vous dis cela tout de suite pour situer mon niveau d'attachement à cet ouvrage.

Emmanuel Guibert avait déjà raconté la vie d'un de ses amis dans "La guerre d'Alan", mais c'était une bande dessinée. Ici, deux dessinateurs parlent sans dessin. Mike qui vit à Mineapolis et qui meurt d'un cancer du foie a manifesté le désir de revoir son ami Emmanuel. Ensemble, ils ont déjà beaucoup et longuement parlé dessin, mais ils n'ont encore jamais dessiné ensemble et Mike, bien que très affaibli, voudrait le faire avant de mourir. Emmanuel nous racontera cette ultime réunion.

Ce qui m'a frappée, c'est la parfaite justesse de tout ce qui est dit et de ce qui est pensé. Beaucoup de ses réflexions ont fait écho à des choses que je m'étais déjà dites. Mieux encore, d'autres m'ont amenée un peu plus loin. Le texte est très beau aussi et on a sans cesse envie d'en copier des extraits...

"Les gens bien parlent bien. Et plus ils sont au pied du mur, mieux ils parlent."

Le livre lui-même en est l'illustration.

"C'est toujours bon de faire attention à ses mots. Pas pour maîtriser sa parole, pour se maîtriser soi. Parler comme il faut, c'est réguler son souffle, sa voix, son vocabulaire, ses mains, les traits de son visage. Ça fait du bien à celui qui parle et c'est la condition suspensive pour faire du bien à celui qui écoute."

Comme je le disais, la première partie parle surtout d’amitié, de relations humaines, de famille aussi, d'amour, de transmission des savoirs, de vie, de mort et de fin de vie, et c'est passionnant car les commentaires qui sont faits sont tous intelligents, voire profonds. Cela parle de compassion aussi, d'accompagnement, du cadeau de la compagnie, de la parole, de l'attention et du temps offert.

De façon éclairante puisqu'on est par le fait, de plus en plus près de la mort de Mike, le dernier tiers parle beaucoup de dessin et d'architecture, de techniques et de savoirs. Le dessin qui est leur vie et qui les a rassemblés, les accompagne et les soutient jusqu'au bout. Il est leur vie.

C'est un de ces livres dont on a envie de presque tout recopier. Je suis parvenue à me retenir, mais voici tout de même... :

"Tôt ou tard, si je ne meurs pas brutalement, je serai face à quelqu'un que j'aime et qui continuera la route qui, devant moi, s'arrête. Si je ne suis pas gaga, je me dirai : ses affaires sont en ordre, il est en train de gagner sa pitance avec son travail, d'élever sa fille, de prévoir tel ou tel voyage qu'il fera dans quelques mois... tant mieux. Et j'y trouverai une dernière occasion de me réjouir."


"Le savoir qui se transmet du vivant de quelqu'un est très peu de choses en regard du savoir qui se perd à sa disparition."


"Moins il y a de savoir-faire, moins il y a de savoir-vivre."


Et le mot de la fin :

"Je ne dessine pas pour obtenir des dessins, la preuve : je ne les regarde plus quand je les ai finis. Je dessine pour vivre le moment où je dessine. Je dessine pour être présent à moi-même, aux autres et à l'entour."


Vous l'aurez compris : indispensable.


9782072830525