29 novembre 2021

Demain la veille 

de J.M Laclavetine

****+


Chroniques trans-temporelles

Ce qui caractérise souvent les romans de J.M Laclavetine, c’est la richesse imaginative de l’auteur et l’originalité de l’idée qui leur a donné naissance. Les amateurs ne seront encore pas déçus cette fois-ci. Puisqu’il s’agit d’une aventure qui suit le point de vue d’un très évolué homme préhistorique. J’ai évidemment tout de suite pensé à l'excellent "Pourquoi j’ai mangé mon père" de Roy Lewis et je craignais un peu soit que J.M Laclavetine se soit laissé inspirer, soit qu’il supporte mal la comparaison. Mais c’était mal le connaître et il est passé loin au-dessus de ces deux écueils. On cesse dès les premières lignes de penser à "Pourquoi j’ai mangé mon père" et on n’y reviendra plus tant les deux optiques sont différentes bien que nous ayons là aussi un livre drôle (mais pas que) se passant chez nos ancêtres à sourcils proéminents (mais pas que non plus).

Nous suivons, Noah, vieil homme de Neandertal, le plus vieux de sa tribu mais le plus dégourdi aussi puisqu’il est encore seul à maîtriser le feu. C’est lui encore qui aura l’idée de dessiner et peindre sur les murs de sa grotte mais, premier d’une longue série d’artistes en avance sur leur époque, son art sera peu prisé de ses congénères. En particulier, sa vénus à peau dépourvue de poils et sortant de l’onde dans une coquille sera considère comme une obscénité atroce et manquera lui valoir le lynchage (oui je sais, William Lynch était loin d’avoir vu le jour mais la chose existait déjà, même si elle attendait encore qu’on lui trouve un joli nom).

Noah suit sa tribu tout en restant un peu à l’écart, il préfère ne pas trop se mêler à ses congénères tout de même trop… primaires à son goût. A défaut de le massacrer, ils en auraient bien fait leur chef mais c’est un poste qui ne tentait guère Noah, trop de charges, trop d’ennemis. Il faut aimer cela. Anarchiste avant l’heure, Noah ne désire pas plus être maître que d’en avoir un. Il "pistonne" donc un mâle plus adapté à la charge

"Le chef, pour se donner un genre, portait autour du cou un renard argenté qu’il n’avait pas pris la peine de vider, et qui répandait dans un large périmètre l’odeur inimitable du pouvoir."

et se tient légèrement en dehors du groupe. Il s’est tout de même lié d’amitié avec un jeune couple. La femme est sur le point de donner naissance à leur premier enfant mais c’est l’hiver et les conditions sont plus que difficiles…

Une des autres caractéristiques de Noah est de faire des rêves très puissants et très étranges qui lui montrent un monde incroyablement différent du sien et peuplé d’hommes et de femmes bien différents aussi de ceux qu’il côtoie. Eux, ils ont bel et bien une peau dénuée de poils, ils ne souffrent ni de famine ni du froid glacial de l’hiver. Leur vie est belle et douce. Noah retrouve à chaque rêve Hélène et Noé. Hélène veut absolument un enfant, Noé non.

A la suite d’un hoquet spatio-temporel que je vous laisse découvrir ils en auront un quand même, qui s’appellera Adam, "rejeton trans-temporel" dont le physique… disons néandertalien, étonnera beaucoup ses contemporains et dont l’histoire jettera bien des ponts entre les deux époques.

Ce qui fait le grand charme de ce roman, c’est l’écriture extrêmement aisée et le ton d’un humour à froid très efficace dans les pires circonstances.

"Les plus faibles mouraient. On les mangeait sans plaisir, car la lente agonie dans ces lieux malsains donnait à ce qu'il leur restait de chair un goût de salpêtre et de vase. Leurs os friables ne pouvaient pas même servir à confectionner des outils. On conservait parfois leur crane par respect machinal de la tradition. Les plus aimés étaient décorés; les autres, percés de petits trous, servaient d'écumoires, ou de balances pour la pêche aux écrevisses."

souligné de clins d’œil anachroniques drôlissimes comme "la musique émolliente de John-Michaël Amphore, le célèbre marchand de sons"

Ce qui fait son grand intérêt, c’est le regard détaché et lucide posé sur l'éternel humain, celui qui traverse les âges. On y trouve bien ce qui, de tout temps, en bien comme en mal, a fait l'Homme car Laclavetine a su le dénicher avec beaucoup de justesse.

Un vrai plaisir de lecture. Ce roman est mon préféré des 6 de lui que j'ai lus, talonné de près par "Première ligne".


978-2070402052

25 novembre 2021

Juste avant l'oubli  

d'Alice Zeniter

****+

Paru pour la rentrée littéraire 2015, le thème de ce roman m'intéressait bien. Il y avait un couple à un tournant crucial de son histoire (pourra-t-il continuer sa route, ou pas), une réunion d’universitaires spécialistes d'un écrivain solitaire à la forte personnalité, venus autopsier

« un cadavre littéraire offert en pâture à leurs études, à leurs esprits analytiques, à leurs méthodes de dissection. »

une île déserte, ou presque,

« C'est une île cuirassée, protégée par une armure d'impossibilité-d'y-vivre. »

 où s'était retiré le dit-écrivain et uniquement peuplée d'un gardien étrange et inquiétant, la mort mystérieuse de l'écrivain des années auparavant, corps non retrouvé, et le flot des conjectures qui avaient suivi et suivaient encore... C'était simple : Je devais absolument lire cela.

Et je ne regrette pas de l'avoir fait. Si ce n'est pas un coup de cœur absolu, cela à tout de même été un excellent moment de lecture. L'histoire ne suit pas tout à fait les voies que l'on pouvait supposer (elle reste plus réaliste que le genre « Dix petits nègres ») sans pour autant décevoir. Réaliste. C'est cela. J'étais prête à embarquer pour des licences romanesques bien plus aventureuses (et qui n'auraient sans doute mené nulle part, tout a déjà été fait dans ce sens-là) mais Alice Zeniter, dans l'original, certes, est néanmoins restée dans le réalisme le plus vraisemblable. Et tout compte fait, elle a sans doute eu raison.

Nous commençons par faire la connaissance de l'élément mâle du couple : Franck, infirmier, très sympathique, et que nous ne quitterons plus jusqu'à la dernière page. Puis ce sera sa compagne, qui prépare une thèse sur Galwin Donnel (l'écrivain). Franck est très complexé par son prénom (personnellement, je me serais plutôt attendue à ce que ce soit Galwin) mais nous comprenons vite que c'est plus exactement son infériorité intello-sociale qui peut poser problème. Le confinement sur une minuscule île peu hospitalière de ce gardien taciturne, de la jeune thésarde inquiète, de notre infirmier incertain et de cette fournée de spécialistes d'un auteur de polar, dans l'ambiance de sa mort mystérieuse sur les lieux-mêmes risquait fort d'aboutir à un drame, et cela ne manquera pas.

J'ai bien aimé qu'Alice Zeniter se pique au jeu de donner toutes les marques de la réalité à son écrivain célèbre. Elle indique sa bibliographie en détail, nous livre des citations avec titre et numéro de la page, elle nous livre des extraits de la page Wikipédia qui lui est consacrée... J'ai trouvé cela amusant. 

Galwin Donnel avait créé un détective récurrent, qui prenait le contrepied de tout ce que l'on peut espérer chez ce genre de personnage. Il avait tellement de défauts qu'il devait être drôlement difficile pour les lecteurs de s'attacher à lui. Mais ils l'ont néanmoins fait et les aventures se sont multipliées. J'ai aimé tous les petits clins d’œil qui font par exemple que Donnel étant fasciné par Conan Doyle avait appelé son héros Adrian Dickson Carr. J'ai adoré cette idée du dernier roman resté orphelin à l'avant dernier chapitre, qui fait que le lecteur a toute l'intrigue, mais pas le nom du coupable ! 

« Car les polars habituels entretenaient le lecteur dans l'illusion qu'il existait partout dans le monde des génies prêts à résoudre n'importe quelle affaire, alors même que les systèmes policiers et judiciaires affrontaient en réalité des monceaux de dossiers classés sans résolution aucune. »

Beaucoup de petits détails de la narration m'ont absolument enchantée (comme, par exemple, le tracé de la route, pages 57-58 de mon édition pour ceux qui liront). Et tout cela se termine comme cela devait se terminer, si l'on y réfléchit bien, et il y a même à mon sens, un crime littéraire...

Si vous êtes comme moi, vous passerez un très bon moment avec ce livre.

978-2290126486 


21 novembre 2021

Le troisième Reich 

de  Roberto Bolano

****+

Fin d'été sur la Costa Brava

Udo Berger, Allemand de 25 ans, s'est accordé une semaine de vacances en Espagne et cette semaine sera également la première durant laquelle il vivra vraiment avec sa compagne du moment, la très belle Ingeborg dont il est fort épris et cela semble réciproque, bien que franchir le pas de la vie commune les effraie tous les deux. Il a choisi de retourner pour cette semaine de vacances, en un lieu qu'il connaît : la pension où, enfant, il venait chaque année avec ses parents et son frère. Elle était tenue par Frau Else, dont le mari est « très malade » et dont il était tombé amoureux enfant. Elle lui plaît toujours beaucoup d'ailleurs, mais elle, se souvient à peine de lui.

Udo a un petit emploi sans grand intérêt qui assure sa subsistance, mais sa grande passion, ce sont les jeux de plateau-jeux de rôle, qui eurent une grande vogue dans les années 70-80 et dont Roberto Bolano était lui même grand amateur. Je suppose que si on écrivait ce roman aujourd'hui, on utiliserait les jeux en ligne. Chez Udo, ce goût a pris la puissance d'une véritable addiction, comme en connaissent tous les dépendants et il ne peut envisager de s'en couper une semaine, même pour une semaine cruciale pour son couple. Il y consacre même encore de nombreuses heures chaque jour, ce qui n'est sans doute pas ce que sa compagne espérait. D'autant qu'Udo est LE champion et, spécialiste reconnu, il rédige des articles pour des revues de plusieurs pays. Le jeu auquel il s'adonne à ce moment s'appelle "Le troisième Reich"* et, utilisant des personnages et pays réels, il rejoue interminablement la deuxième guerre mondiale. Udo joue pour les forces du troisième Reich bien que ses idées ne soient pas nazies « même plutôt le contraire ».

Très vite, Inge et lui rencontrent un couple de touristes allemands, Hanna et Charly, avec lesquels ils sympathisent, bien qu'ils se révèlent rapidement envahissants et agités. Parallèlement, ils font tous connaissance avec quelques « locaux », et peut-être pas les plus recommandables. Il y a Le loup et l'Agneau, deux employés on ne sait où qui songent davantage à s'amuser avec et profiter des, touristes qu'à travailler (spécimens communs dans les stations touristiques) et Le Brûlé, le loueur de pédalos, défiguré on ne sait comment car il n'est pas du pays et qu'on ne sait pas trop non plus d'où il vient. On parle d'Amérique latine... Lui-même ne fournit pas de renseignements. Bientôt, l'alcool aidant, les situations deviennent plus scabreuses ou inquiétantes et Charly, grand nageur mais également grand buveur, finit par disparaître. Que lui est-il arrivé ?

Les femmes rentrent en Allemagne, Udo reste, officiellement pour attendre qu'on retrouve Charly, en fait parce qu'il espère arriver à ses fins avec Frau Else et tout autant parce qu'il a entamé une partie avec le Brûlé qui, bien que découvrant le jeu et les finesses stratégiques, se révèle être un adversaire bien plus coriace que prévu. Et d'ailleurs, qui est-il, ce Brûlé, et quel est exactement l'enjeu de cette partie ? Udo s'agite, s'inquiète, ses rêves deviennent cauchemars, mais leur interprétation reste difficile.

J'en ai peut-être dit beaucoup sur l'histoire, mais sans révéler les fins et parce que l’intérêt majeur du livre n'est pas dans les péripéties de l'installation, mais dans le jeu lui-même, autant en ce qu'il fait revivre de la deuxième guerre mondiale qu'en ce qu'il révèle sur l'addiction et qui devrait fortement parler aux lecteurs d'aujourd'hui, surtout ceux qui ont mis le doigt dans cet engrenage-là. C'est un livre passionnant, très original et superbement écrit. Il mérite de récupérer les lecteurs que son titre, peu éclairant sur son contenu réel, lui a peut-être fait manquer.


* Jeu existant réellement

978-2267020861

17 novembre 2021

 Les Tribulations d'Arthur Mineur

d'Andrew Sean Greer

****


Prix Pulitzer Fiction 2018

J'ai lu ce livre pour une raison qui vous amusera peut-être (mais qui m'a amusée, moi) qui est l'écho avec un titre que je venais de lire : "Heurs et malheurs du sous-majordome Minor" de Patrick deWitt. Ce n'est qu'après que j'ai découvert que ces Tribulations avaient obtenu un Pulitzer, ce qui est certes un argument de plus pour le lire.

Evacuons tout de suite la question, il n'y a strictement aucune ressemblance entre les deux romans. A aucun niveau. Sauf si l'on considère qu'ils m'ont plu tous les deux.

 D'Andrew Sean Greer, j'avais déjà lu et bien aimé « L'Histoire d'un mariage ». C'est peut-être aussi votre cas car ce roman avait connu un certain succès en France à sa sortie. Si c'est le cas, vous aimerez sans doute celui-ci aussi. Voici l'histoire :

Arthur Mineur, Arthur Less en anglais, est sur le point d'avoir cinquante ans et cela le perturbe fortement. C'est un homosexuel, écrivain, très bel homme dans le genre éternel adolescent, et il vient de laisser partir Freddy, son jeune amant, par refus de s'engager. Mais ce jeune amant, il l'aimait. N'a-t-il pas commis là l'erreur de sa vie ? Voilà que peu après, le mariage de Freddy avec un autre homme est annoncé. Pour ne pas avoir à assumer socialement d'être ou ne pas être au mariage, Arthur décide de se trouver à l'autre bout du monde lorsque la cérémonie aura lieu.

Arthur Mineur est un écrivain qui a eu du succès mais dont l'éditeur rechigne à publier le second roman, moins bon. Les affaires ne vont donc pas fort pour lui mais il reçoit tout de même toutes sortes d'invitations à des colloques, séminaires, conférences, prix littéraires et même, cours. Il ne répond jamais, mais cette fois, sur un coup de tête, il décide de les accepter toutes ! Et le voilà parti et nous avec lui, pour un tour du monde de plusieurs mois qui ne le verra revenir épuisé qu'après les difficiles passages de son cinquantième anniversaire et du mariage de Freddy.

 L'histoire en elle-même d'un mâle blanc de cinquante ans (même homosexuel) ayant du mal à régler ses problèmes sentimentaux et le passage du temps (comme l'auteur le souligne lui même) me laisserait assez tiède si elle n'était rattrapée par une belle écriture. Elle est également très bien racontée.

« Le feu, fait d'écorces de cocotier, trouve à brûler un morceau particulièrement délicieux, et s'enflamme avec ravissement, en éclairant leurs deux visages. Ils ne sont pas jeunes, pas du tout ; il ne reste rien des garçons qu'ils étaient. »

Les (més)aventures qui se succèdent de pays en pays ainsi que tous les souvenirs qui affluent à ces occasions, savent conserver notre attention. Je n'ai donc pas eu de mal à aller au bout de ce livre. Néanmoins, cela ne m'a pas donné envie d'en lire tout de suite d'autres de cet auteur. Il y a un petit entre-soi bobo homo qui me laisse plutôt indifférente, même si ce cher Arthur Mineur au cœur d'artichaut sait bien capter notre sympathie.

 Et si vous aussi, vous avez de plus en plus de mal à fêter vos anniversaires, souvenez-vous :

« Après tout, c'est presque un miracle qu'ils soient là. Non pas parce qu'ils ont survécu aux beuveries, au haschich, aux migraines. Pas du tout. C'est que, dans la vie, ils ont survécu à tout : aux humiliations, aux déceptions, aux peines de cœur, aux occasions manquées, aux mauvais pères, aux sales boulots, aux relations sexuelles pourries et aux drogues tout aussi pourries, tous ces pièges, toutes ces erreurs, tous ces coups durs, pour parvenir enfin à la cinquantaine (...) »

 Moi, je suis même encore plus loin. Réjouissons-nous !


9782330118075

12 novembre 2021

 Les frères Sisters 

de Patrick deWitt

*****


J'aime vraiment beaucoup les romans de Patrick deWitt (que j'ai hélas, maintenant tous lus. Vivement qu'il en publie un autre!) et celui-ci est mon préféré. Un chef-d’œuvre à mon sens. A l'instar de Céline Minard, tous ses romans sont très différents les uns des autres. Ici, nous avons un western, mais de qualité supérieure.

Les frères Sisters, Eli et Charlie, que nous allons suivre tout au long de ces 350 pages, sont des tueurs professionnels qui travaillent pour le Comodore (que l'on ne verra que fort peu). C'est Eli, le cadet, petit gros sentimental mais également très colérique et extrêmement dangereux, qui nous fera le récit des évènements. Charlie, l’aîné, moins sentimental mais un peu trop porté sur la boisson, a commencé très tôt sa carrière de tueur, ayant abattu son père trop violent quand il était enfant. Malgré leurs éventuels désaccords, chacun peut avoir en l'autre une confiance aveugle -et en personne d'autre. Bref, nous allons les suivre dans une nouvelle mission pour le Comodore, qui consiste à retrouver, faire parler et tuer un certain Hermann Warm, prospecteur et inventeur ; et ils sont en route pour ce faire.

Il faut bien avoir en tête que nous sommes dans une époque et une région sans loi. Nul shérif ne viendra jamais déranger les affaires de qui que ce soit et la loi du plus fort fait office de seul tribunal. Du moins dans ce récit. Le temps que les frères Sisters retrouvent Warm, ils auront croisé bien des routes et bon sang, quelle hécatombe ! Ils n'en sont pas toujours responsables (même si c'est souvent le cas), mais qu'est-ce que l'on meurt vite et facilement dans ce Far-west ! Jeunes ou vieux, hommes ou chevaux, demain n'est jamais certain. La vie ne vaut pas grand chose et vous vous régalerez de leurs dangereuses tribulations.

«- C'est la folie ici, non ? Dis-je à l'homme.

- La folie, oui. Et je crains que cette folie n'ait altéré mon être. En tout cas, elle en a sans aucun doute dénaturé plus d'un. Il hocha la tête, comme s'il se répondait à lui-même. « Oui, elle m'a corrompu.

- Comment ça, corrompu ?

- Comment pourrais-je ne pas l'être ? S'interrogea-t-il

- Ne pourriez-vous pas rentrer chez vous pour recommencer à zéro ?

(…)

- Je pourrais partir d'ici, rentrer chez moi, mais je ne serais plus celui que j'étais avant, expliqua-t-il. Je ne reconnaîtrais personne, et personne ne me reconnaîtrait. »


J'ai absolument adoré ce roman. Il ne faut surtout pas croire que l'écriture ou la finesse psychologique aient été négligées au profit de l'action, car ce n'est pas du tout le cas. D'autant que vous constaterez que tous, de nos tueurs au dernier des vagabonds, s'expriment dans un langage châtié, voire recherché. C'est un des charmes surprenant du livre. Tout est parfait. Si ce n'est pas encore fait, lisez « Les frères Sisters », vous ne le regretterez pas.

Pour conclure, une épitaphe, ce n'est pas si souvent que les frères Sisters se donnent la peine d'ensevelir: 

« Il est mort en homme libre, ce dont peu d'hommes peuvent se prévaloir. La plupart restent prisonniers de leur propre peur rt de leur stupidité, et ne savent pas regarder en face ce qui ne va pas dans leur vie. Ils poursuivent leur existence, insatisfaits, sans jamais chercher à comprendre pourquoi, ni comment ils pourraient améliorer leur quotidien, et meurent le cœur sec et anémié. Et leurs souvenirs ne valent pas un sou, vous verrez ce que je veux dire. La plupart des gens sont des imbéciles, en vérité, mais Morris n'était pas de ceux-là. Il aurait dû vivre plus longtemps. Il avait encore à donner. Et, si Dieu existe, c'est un fils de pute. »

978-2330113308



08 novembre 2021

 Klara et le Soleil 

de Kazuo Ishiguro

****+


Extrait de la quatrième de couverture :

"Klara est une AA, une Amie Artificielle, un robot de pointe ultra performant créé spécialement pour tenir compagnie aux enfants et aux adolescents. Klara est dotée d'un extraordinaire talent d'observation, et derrière la vitrine du magasin où elle se trouve, elle profite des rayons bienfaisants du Soleil et étudie le comportement des passants, ceux qui s'attardent pour jeter un coup d’œil depuis la rue ou qui poursuivent leur chemin sans s'arrêter. Elle nourrit l'espoir qu'un jour quelqu'un entre et vienne la choisir."

 Moi qui lis tous les romans d'Ishiguro, je ne me sentais pas très attirée par celui-ci car je pensais qu'il allait porter sur ce qui fait (ou ne fait pas) mentalement la différence entre un humain et un robot et je craignais que les réponses qui seraient proposées n'aillent pas dans le sens que je vois, moi. Je ne sais pas pourquoi je craignais cela. Une lubie, sans doute. Quoi qu'il en soit, ce problème n'est pas évoqué dans ce roman.

Vous l'avez compris, on est à une époque où les AA sont courants et couramment utilisés. Ils servent en particulier d'ami personnels aux enfants. Ils les accompagnent partout, les aident, les protègent veillent sur eux et surtout, les empêchent d'éprouver la solitude. Avec cette histoire, on est dans une sorte de réalisme fantastique, entre la science-fiction et la poésie. Klara, le robot, a développé un mode de pensée qui lui est propre. Comme ses systèmes sont particulièrement sensibles, ce mode de pensée est un peu plus élaboré et compliqué que celui des autres AA, mais sans que cela fasse d'elle un être vraiment exceptionnel. Et comme toute sa vigueur vient de l'énergie solaire, elle a tendance à voir dans le soleil un dieu qui régirait le monde. Nous voyons ainsi comment une intelligence artificielle développe ses raisonnements à partir des données dont elle dispose. Comme tout le récit passe par ses yeux, c'est sur la base de ce système de croyances que nous allons évoluer, jauger les situations et réagir en conséquence.

C'est un roman de formation qui se situe dans un monde pas si éloigné du nôtre, avec ces "oblongs", ses villes et sa pollution. Ce qui est différent, c'est qu'à l’adolescence, certains jeunes sont "relevés" et d'autres non. Selon quels critères? on cherche à le deviner. J'ai cru un moment que c'était un choix des parents mais cette supposition n'est jamais vraiment confirmée, ou en tout cas, ce n'est pas la seule et il semble finalement que cela tienne à leur niveau social, leur richesse, ce qui serait proche de ce qui se passe réellement dans notre monde actuel. Toujours est-il que les adolescents "relevés" feront des études qui leur ouvriront un bel avenir et que les autres, non. Josie, la jeune-fille dont Klara devient l'AA, est relevée, mais Rick, son ami d'enfance et de cœur, ne l'est pas. Quel sera leur avenir ? Malheureusement, cette "intervention", "l'édition génétique", qui ouvre un avenir supérieur n'est pas sans risques et certains adolescents ne la supportent pas. Josie, dont la sœur est morte au même âge, est maintenant malade et ses jours sont en danger. Nous verrons Josie, Rick et leurs entourages à ce moment clé de leurs existences et les changements que cela entraînera.

C'est un beau roman, profond et sage, sans mièvrerie mais pas sans sentiments. Selon son habitude, Kazuo Ishiguro a su saisir une société, une problématique humaine et des personnages au cœur pur pour nous faire atteindre à une vérité par le biais d'une fiction poétique. A la fin du livre, pour tous, une page est tournée.


Kathel l'a lu aussi 


 978-2072909207 

05 novembre 2021

Cette chose étrange en moi 

d'Orhan Pamuk

****


Ne vous lancez pas dans ce roman si vous n'aimez pas les longues histoires. Certes, vous avez vu dès l'abord que vous aviez face à vous 832 pages dans l'édition poche. Si vous êtes allé un peu plus loin et que vous l'avez feuilleté, vous avez vu que les dialogues ne sont pas très nombreux et que l'on a surtout des pages de récit. Mais ce n'est pas seulement à cela que je fais allusion, si je vous dis qu'il vaut mieux aimer les histoires longues, c'est qu'ici le rythme est lent et que la façon de raconter, qui aime aller dans les détails, est tout à fait différente de celle de la plupart des romans actuels. Orhan Pamuk prend son temps, il nous raconte son histoire à sa façon, sans jamais oublier que le plaisir est autant dans le récit que dans les informations qu'on en tirera. Si vous n’êtes pas prêt à accepter cette façon de faire, passez votre chemin, ce livre n'est pas pour vous.

Oui, ce livre est long, mais on ne peut pas dire qu'il y ait des longueurs, c'est tout à fait autre chose. Oui, ce livre se lit lentement, mais ce n'est pas du tout parce qu'on peine à le lire, c'est parce qu'il nous impose son rythme, et qu'il serpente tout au long d'une vie et d'une ville, ce qui ne se fait pas en quelques instants. J'ai eu un moment l'impression qu'il ne finirait jamais et j'ai réalisé à ce moment-là que, quoi qu'il en soit, il était hors de question que je l'abandonne en route et même que j'en saute la moindre ligne. Alors oui, c'est une longue histoire mais je suis très heureuse de l'avoir découverte, de l'avoir méritée peut-être, en un sens. Bref, je suis heureuse de m'en être enrichie et je vous le conseille aussi. Faites un break. Acceptez de passer beaucoup de temps sur un livre, vous en sortirez meilleur.

Alors, de quoi tout cela parle-t-il ? Eh bien cela parle de Mevlut et cela parle d'Istanbul. Mevlut est le personnage principal. A chaque fois que le récit se fera par ses yeux, le paragraphe commencera par un petit dessin le représentant, portant sa boza et son yaourt qu'il vend dans les rues. (Quand j'ai commencé ma lecture, je ne savais même pas ce qu'était la boza). Comme le récit est vu par différents personnages, à chaque fois que les choses sont vues par d'autres yeux, le nom de ce personnage s'affiche en gras en tête de paragraphe. C'est ainsi que bien que nombreux soient les intervenants de cette grande histoire, le récit ne perd jamais de sa clarté. De plus, l'ouvrage se termine par un « Index des personnages » au cas où vous auriez mis vraiment longtemps à le lire et que vous ne vous souviendriez plus qui est et ce qu'à fait cet homme dont on vous reparle soudain. Personnellement, je n'en ai pas eu besoin, mais pourquoi pas ? Ainsi, on ne perd personne en route. De même une « Chronologie » récapitule tous les évènements relatés. Donc, si quelqu'un vous dit qu'il s'est perdu ou embrouillé dans ces 800 pages, vous pouvez le gratifier d'un sourire narquois, ça lui fera le plus grand bien.

Mais je n'ai toujours pas dit de quoi cela parle. Nous suivons Istanbul de 1954 à mi-1999, et Mevlut à partir de 1957 seulement parce que c'est à ce moment qu'il naquit, dans un pauvre village. Son père, comme tant d'autres, a dû partir pour la capitale pour y gagner sa vie et plus tard, il fit venir Mevlut pour l'aider ; mais il ne fit jamais venir sa femme et ses filles, contrairement à ce que firent la plupart des autres hommes arrivés en ville, à commencer par son propre frère. A leur arrivée, ces hommes ont créé les bidonvilles autour du noyau de la ville, à la fin, ces zones misérables sont devenues elles-mêmes centrales et les bicoques, puis maisons ont été remplacées par des immeubles. Comment une population passe-t-elle du village misérable à la vie en appartement de standing, même si cela prend plusieurs décennies ? Comment réussissent ou non ces hommes, puis ces femmes, venus mêler leurs vies à celle d'Istanbul ? Certains ont fait fortune, d'autres non. Certains sont dignes de confiance, d'autres -la plupart- sont prêts à toutes les fourberies pour obtenir ce qu'ils veulent. La lutte est âpre... Tant de chemins différents dans une société où les liens familiaux ont une puissance bien plus grande que dans la nôtre (pour le pire ou le meilleur). Bien sûr, le sort des femmes est triste, qu'elles s'en rendent compte ou non. L'égalité des sexes n'est pas encore en vue...

Alors, si vous en êtes capable lisez ce toman d'Orhan Pamuk. Il vous fera du bien et vous apprendrez beaucoup de choses, et pas que sur Istanbul, mais bien sur l'humain en général. Le propre des bons romans.


Extrait :

« Parce que les mots étaient des objets, et chacun de ces objets une image. Il sentait que le monde intérieur qui l'habitait et le monde qu'il arpentait la nuit en vendant de la boza formaient désormais un tout. Cette connaissance étonnante lui apparaissait parfois comme sa propre découverte ou bien comme une lueur, une lumière que dieu lui avait accordée. Les soirs où Mevlut sortait du restaurant l'esprit confus et embrouillé, quand il déambulait pour vendre de la boza, il découvrait son monde intérieur dans les ombres de la ville. »

978-2072825286

01 novembre 2021

L'agent secret 

de Graham Greene

****


« Un monde brutal et soupçonneux »

D. (nous ne saurons que son initiale) arrive en Angleterre, débarquant de son pays en guerre dont le nom ne sera jamais cité mais qui est de toute évidence l’Espagne de la Guerre Civile. Il est chargé d’une mission secrète vitale pour son camp (les Républicains) : obtenir d’industriels britanniques la livraison de grandes quantités de charbon, livraison qui est une question de vie ou de mort tant pour son camp que pour l’adversaire qui a, lui aussi envoyé sur place un de ses agents.

D. est un ancien professeur, spécialiste mondial des langues romanes, ayant consacré sa vie à la découverte du « manuscrit de Berne », la meilleure version d’époque de la Chanson de Roland. On est loin de Bruce Willis et consorts. De plus, il a déjà un certain âge et c’est un homme détruit. Il a été enseveli sous un bombardement et son épouse bien aimée a été fusillée par l’ennemi. Il ne sent en lui aucun courage particulier, pas la moindre trace d’héroïsme ni de goût du combat. Pour autant, il est totalement incorruptible car rien n’éveille plus en lui le moindre désir si ce n’est le désir d’aider ses camarades de lutte et d’empêcher la victoire de la force injuste. D. est un idéaliste sans illusion. Ce type de héros désabusé est moderne et plaît encore beaucoup, c’est en quoi ce roman a bien vieilli. Ce que nous allons suivre sur 300 pages, c’est sa lutte parmi les pièges, meurtres, poursuites etc. parmi une foule d’ennemis étonnants, pour arracher ces contrats charbonniers à des industriels anglais qui se vendront sans le moindre état d’âme, au plus offrant. Lui peut-être. Ou pas.

Tenant à confirmer l’adage qui dit que les auteurs ne sont pas bons juges de leur propre production, Graham Greene avait une piètre opinion de tous ces romans qu’il avait écrits pour le succès rapide et l’argent et qu’il plaçait bien au-dessous de ses œuvres à thème métaphysique. C’est pourtant bien là, débarrassé de tout pathos et lourdeur idéologique, vide de tout désir de convertir, qu’on goûte sa peinture du monde. On voit s’animer la scène de l’immédiat avant-guerre dans ses différentes strates sociales. La photo en est juste et précise, même si l’action elle, relève du roman d’aventure. Ce roman par exemple nous en dit beaucoup sur cette Angleterre dont les habitants, du cheminot au Lord, sont totalement persuadés d’être d’une nature différente de tous les autres humains : il y a eux, et les « métèques » autour ; eux, dans l’ordre et la paix et les étrangers qui s’entre-tuent comme on ne peut guère s’étonner de voir des sauvages le faire. Une vision du monde si réconfortante qu’on peut dire qu’ils s’y sont cramponnés de toutes leurs forces jusqu’aux ultimes limites du vraisemblable et ma foi, on les comprend.

J’ai encore apprécié aussi l’écriture parfaite de Greene et le ton qui oscille constamment entre drame et humour fin. Les scènes cocasses sont bien vues. Notons au passage la mise en scène du groupe Entrenationo de Londres qui est directement inspiré de l’Esperanto qui faisait pas mal parler de lui alors, (« parlons la même langue pour nous comprendre au lieu de nous battre ») dans un monde qui appréhendait la guerre qu’on sentait bien approcher à grands pas. De fait, « L’agent secret » sera publié en 1939.

Je me suis également régalée de quelques assertions époustouflantes et toujours inattendues telle que par exemple "Les maîtres d’école, en général, lisent des romans policiers." qui est plaisant. La palme allant à « Et –on dit que c’est un signe de névrose- elle ne portait pas de bagues. »

978-2020069427

26 octobre 2021

Vie de Joseph Roulin 

de Pierre Michon

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Vous connaissez Joseph Roulin. Mais si. Van Gogh vous l'a présenté. Vous êtes comme moi, vous l’avez déjà vu et plusieurs fois sûrement. Peut-être même l’original, si vous faites partie des veinards… En tout cas, des reproductions, c’est sûr.


Et tout au long de votre lecture, vous aurez cette bouille sous votre regard mental et vous aussi vous serez familier de cet homme dont Pierre Michon vous parle, comme Van Gogh l’a été. Vous aurez l’impression que l’on vous parle de quelqu’un que vous connaissez, au moins de vue, et depuis longtemps. Cet artifice donne au texte une emprise notable sur le lecteur. Il se trouve de plain pied dans notre «familier» et cela modifie la réception,  change l’impact des mots lus.

Roulin fait partie des gens avec lesquels Van Gogh s’est lié à Arles, quand ça n’allait pas bien. Il travaillait à la poste, buvait trop, parlait trop, n’avait rien de particulièrement sympathique et pourtant, on retrouvait chez lui ce qui fait que l’humain mérite que l’on s’y intéresse et il était capable comme on le verra finalement, de fulgurances. Il avait cette soif d’étoiles qui nous fait. Et Vincent lui en offrit une part. Non par ou pour ce qu’il comprit de sa peinture car il y comprit peu de choses, mais par et pour ce qu’il comprit de l’homme. En récompense de quoi, au bout du compte, «Il devait à ce jeune homme d’avoir connu un grand peintre, d’avoir vu et touché une chose en quelque sorte invisible, pas seulement un misérable à qui on donne des confitures.» (p. 61)

Pierre Michon sait nous montrer cet homme, sait nous le faire sentir, nous offrir en quoi il est unique et en quoi le monde avait besoin qu’il existe. Le monde, Vincent, vous, moi.

Michon est nos yeux.

Et il est lui aussi portraitiste. Que fait-il d’autre dans toutes ces vies minuscules qui peuplent son œuvre? Ici, comme Van Gogh, il travaille la pâte -des couleurs ou des mots-  pour faire jaillir l’image approximative et exacte de son modèle. Nous le révéler dans toute la puissance de son évidence.

Et pour ce qui est du talent, du génie et de l’art: «Qui dira ce qui est beau et en raison de cela parmi les hommes vaut cher ou ne vaut rien? Est-ce que ce sont nos yeux, qui sont les mêmes, ceux de Vincent, du facteur et les miens? Est-ce que ce sont nos cœurs qu’un rien séduit, qu’un rien éloigne?» (p. 65)


Extraits :

- (…) on est devenu très fort depuis qu’on sait que tout le langage ment. On a appris le pire, on y est installé. (p. 14)

- Et il ne fut pas étonné davantage d’être promis à un tout petit métier, d’avoir à gagner sa vie et d’avoir à la perdre un jour, et de devoir moralement, gaillardement, affronter cela. (p. 19)

- Cette ombre longtemps l’épaula seule dans le refus d’être Roulin, c'est-à-dire dans l’acceptation de faire mine d’être Roulin; cela le revêtit chaque matin de la grande vareuse, sans ménagement le poussa avant le jour vers les sacs postaux et les engueulades, mais comme si ce n’était pas lui. Le prince batifolait ou massacrait dans un coin de facteur, qui faisait son devoir. Cela lui fit une vie intérieure (…) (p. 23)

978-2864320661

20 octobre 2021

 La Porte du voyage sans retour

de David Diop

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Le sous-titre "Les cahiers secrets de Michel Adanson", vous place exactement l'affaire : Un scientifique égoïste, sentant sa mort prochaine, se rapproche de sa fille négligée jusqu'alors et rédige à son intention des mémoires censées lui permettre de mieux le comprendre. Nous sommes en plein milieu du 18ème siècle, le siècle des Lumières, l'esprit scientifique s'éveille, pour Michel Adanson ce sera la botanique et la zoologie des terres africaines. Le Sénégal en l’occurrence. Il voyagera et séjournera dans les bagages du commerce triangulaire. Il ira prospecter, collecter, classer, étiqueter et reviendra riche de ses collections, se faire admirer et titrer. A l'heure de sa mort cependant, il est un peu déçu, son projet de relevé exhaustif des faunes et flores du Sénégal était déraisonnable et n'a bien sûr pas pu être mené à terme. Il n'intéressait d'ailleurs pas grand monde. Adanson n'a pas non plus été reconnu et doté à hauteur de ses ambitions. Aussi, n'est-ce pas à cela qu'il consacrera ses dernières réflexions et mémoires confiées aux "cahiers secrets", mais à la seule histoire d'amour qu'il connut, un coup de foudre d'autant plus marquant et sublimé, qu'il ne put se réaliser d'aucune façon. Cela se passa au Sénégal, alors qu'il avait vingt ans.


Voilà pour l'histoire, une histoire qui nous immerge pendant 250 pages dans un monde raciste sans vergogne et où tant de choses reposent sur le trafic d'esclaves que nul ne songe à le contester.

"La religion catholique dont j'ai failli devenir un serviteur, enseigne que les Nègres sont naturellement esclaves. Toutefois, si les Nègres sont esclaves, je sais parfaitement qu'ils ne le sont pas par décret divin, mais bien parce qu'il convient de le penser pour continuer de les vendre sans remords."

Car avant même de trouver l'amour, Michel Anderson, assez jeune et libre d’intérêt pour ne pas être complètement aveuglé, a découvert les Africains et a reconnu leur humanité.

"J'ai fait ce voyage au Sénégal pour découvrir des plantes et j'y ai rencontré des hommes."


Un beau livre, qui résonne et raisonne avec pertinence sur divers sujets humains et nourrira votre réflexion. Par exemple : "L'homme qui avance sur le chemin de la vie tombe sur des embranchements, des carrefours fatals, qu'il ne reconnaît comme tels qu'après les avoir passés."


Bonne route à vous !


Extraits :

"Les palais, les châteaux, les cathédrales dont nous nous glorifions en Europe, sont le tribut payé aux riches par des centaines de générations de pauvres gens dont personne ne s'est soucié de conserver les masures. Les monuments historiques des Nègres du Sénégal se trouvent dans leurs récits, leurs bons mots, leurs contes, transmis d'une génération à l'autre par leurs historiens-chanteurs, les griots. Les paroles des griots qui peuvent être aussi ciselées que les plus belles pierres de nos palais, sont leurs monuments d'éternité monarchiques."


Mémoire :

"Parfois, lorsque nous nous retournons sur notre passé et sur nos croyances anciennes, nous tombons en présence d'un inconnu. Cet inconnu ne l'est pas vraiment, car il s'agit de nous-même. Même s'il est toujours là, dans notre esprit, il nous échappe souvent. Et quand nous le retrouvons au détour d'un souvenir, nous reconsidérons cet autre nous-même, tantôt avec indulgence, tantôt avec colère, parfois avec tendresse, parfois avec effroi, juste avant qu'il ne se volatilise à nouveau."


L'Art :

"Je compris alors que la peinture et la musique ont le pouvoir de nous révéler à nous-même notre humanité secrète. Grâce à l'art, nous arrivons parfois à entrouvrir une porte dérobée donnant sur la part la plus obscure de notre être, aussi noire que le fond d'un cachot. Et, une fois cette porte grande ouverte, les recoins de notre âme sont si bien éclairés par la lumière qu'elle laisse passer, qu'aucun mensonge sur nous-même ne trouve plus la moindre parcelle d'ombre où se réfugier, comme lorsue brille un soleil d'Afrique à son zénith."


978-2021487855


16 octobre 2021

 Ablutions 

de Patrick deWitt

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Cela fait vraiment longtemps que je n'avais pas lu un livre aussi déprimant ! Vraiment, c'est à se pendre. Je vous préviens pour que vous ne vous y lanciez pas si vous n'êtes pas dans une période particulièrement sereine et optimiste. Je ne m'attendais pas du tout à cela en attaquant ce roman de P. deWiit qui jusqu’alors m'avait toujours fait rêver (Heurs) ou sourire (French exit).

 Sous-titré « Notes pour un roman », ce texte est censé être les notes que le barman de nuit prend en vue du livre qu'il voudrait écrire un jour, lui qui ne se voit bien sûr pas finir comme les épaves qu'il contemple quotidiennement. Ainsi les courts chapitres commencent-ils souvent par « Parler de ... » mais s'y intercalent aussi de plus en plus de notes sur lui-même. Ce bar de Los Angeles, est vraiment glauque. On y vient seul pour s'y saouler le plus rapidement et le plus radicalement possible. Toutes les drogues et «cachets» sont aussi de la partie. Comme on s'en doute, ceux qui sont là ne sont pas spécialement sur la voie ascendante. Ce sont bien au contraire des déçus de leurs vies qui viennent ici noyer leurs rêves qui ont sombré. Ils se racontent à l'envi -mais personne n'écoute personne-, exagérant leurs efforts, magnifiant leurs résultats, surévaluant leurs espoirs. Un seul, à la surprise générale, parviendra à la réussite, s'attirant malgré sa gentillesse, une haine unanime. Vous êtes prévenus, on n'est pas dans les beaux sentiments.

"Les habitués sont chaleureux les uns envers les autres, mais le plus souvent ils arrivent et repartent seuls, et d'après ce que tu sais, ils ne se fréquentent pas. Cela éveille en toi un sentiment de solitude, le cœur des hommes te semble froid et mesquin, et il te vient à l'esprit l'expression 'chacun pour soi', qui dans ton enfance te donnait envie de t'allonger et 'd'être tué' ."

Certains lecteurs prétendent avoir vu de l'humour dans cette succession de micro-récits mais franchement, bien qu'aimant l'humour noir, je l'ai rarement vu (sauf la scène de l'enterrement peut-être). Ici, il n'y a pas ce léger décalage ou recul qui fait qu'une scène passe du glauque à l'amusant. On a trop la tète dans le sordide et la misère, les deux tant matériels que psychologiques. Je pense que cela est dû au fait que le récit est fait par ce barman qui est en aussi mauvais état que les autres.

"Les gens sont partagés à ton sujet : certains te disent stupide, d'autres grossier."

Pourtant un beau roman que je conseille. Une belle écriture qui touche là où il faut. Une peinture percutante et qui semble juste. Selon son éditeur, l'auteur a été barman pendant six ans, c'est là qu'il a trouvé son matériel. J'espère pour lui que ce récit n'est cependant pas autobiographique, le pauvre ! Mais on y croit tellement !

Que me réservent Les frères Sister, le prochain deWitt de ma pile ?

Pour ceux qui vont me répondre que "mais non, c'est pas si triste, faut pas tout prendre au tragique." :

"La souffrance et la chaleur ne se calmant pas, tu avales difficilement quatre aspirines avant de te rallonger dans l'espoir de dormir, mais les brulures t'en empêchent et, tandis que les vagues de douleur s'intensifient, tu t'entends pleurer et gémir, jamais tu n'as entendu de son plus misérable et solitaire, et la tristesse s'abat sur toi comme une chape de plomb, et maintenant, sans alcool ni stupéfiant pour masquer une émotion dissimulée depuis longtemps, elle prend possession de ton corps."

978-2742789283

12 octobre 2021

 Née de la côte d’Adam  

de Nuruddin Farah

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Notre trilogie est une tétralogie

Peut-être plus léger, moins pesé que les suivants, ce premier roman de notre auteur somalien, m’a beaucoup plu. Vif et intéressant, il est facile et agréable à lire tout en nous éclairant sur cette société qui nous est si étrangère : le monde somalien, tant celui des nomades, auquel l’héroïne appartient et où elle se trouve au début du livre, que celui des citadins qu’elle rejoint, gagnant une petite ville d’abord, puis Mogadiscio.

Notre héroïne, c’est Ebla, elle n’a pas encore 19 ans et toute la famille qui lui reste se résume à une jeune frère et à un grand père quasi impotent. Mais même âgé, impotent et dépendant, le

grand-père a encore un pouvoir de nuisance puisqu’il lui annonce un jour qu’il l’a vendue contre deux chameaux. Ebla ne veut pas de ce vieux mari qu’on lui impose et, chose inouïe dans son monde, s’enfuit. Elle veut abandonner l’existence nomade pour vivre en ville où elle pense avoir une meilleure existence. Ce qui frappe, c’est qu’Ebla est plutôt solitaire, elle ne cherche pas l’amitié d’autres femmes, n’éprouve pas le besoin de s’épancher ou d‘être soutenue ou sécurisée. Elle est jeune et pleine de vigueur, pas encore décidée à se résigner au sort désespérant qui traditionnellement lui échoit. Plus tard, nous verrons qu’elle n’est pas non plus particulièrement tendre et altruiste. On pouvait se douter qu’elle ne trouverait pas en elle cet esprit de sacrifice que tout le monde s’attend à lui voir manifester. Et c’est ce qui fait le sel de ce roman.

Arrivée à la première ville, Ebla rejoint la maison d’un lointain cousin et s’y fait accueillir comme parente-servante. Elle fait aussi la connaissance d’une voisine "la veuve" qui lui fera profiter de son expérience et lui apprendra un peu ce qu’est la vie. Bien sûr, assez rapidement, le cousin lui aussi la vend à un prétendant. Mais notre Ebla a toutes les audaces et après avoir franchi autrefois le pas de l’évasion, elle n’hésite pas cette fois à se faire enlever par un autre homme qui l’emmène aussitôt à Mogadiscio. Là elle connaîtra la vie d’une citadine et d’une femme mariée (même trop d’ailleurs car à un moment il y aura deux maris simultanément…)

 "Dorénavant, je serai moi-même, je m’appartiendrai à moi-même et mes actions m’appartiendront. Et moi, à mon tour, je leur appartiendrai."

Nous verrons autour de ce personnage solaire les positions abusives et faibles des hommes (le grand-père même pas autonome, le frère incapable lui, de s’insérer à un monde moderne et affectant de se replier dans un mode de vie rétrograde, les cousins, maris etc.)

 "Je me demande si c’est vrai que dieu a dit que pour une femme, le prophète, celui qui vient au deuxième rang après dieu, c’est son mari. Si c’est vrai, alors, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue."

Les héroïnes de Nuruddin Farah sont grandes, grâce lui en soit rendue, tout particulièrement dans ce monde qui vit sur l’écrasement des femmes.


PS : A noter que nous retrouverons Ebla bien plus tard dans le deuxième roman de la trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine". Je ne comprends donc pas pourquoi ce premier roman n’est pas lié aux trois suivants, faisant de cette trilogie une tétralogie. Peut-être de simples raisons éditoriales…


978-2218075391