12 octobre 2021

 Née de la côte d’Adam  

de Nuruddin Farah

****+


Notre trilogie est une tétralogie

Peut-être plus léger, moins pesé que les suivants, ce premier roman de notre auteur somalien, m’a beaucoup plu. Vif et intéressant, il est facile et agréable à lire tout en nous éclairant sur cette société qui nous est si étrangère : le monde somalien, tant celui des nomades, auquel l’héroïne appartient et où elle se trouve au début du livre, que celui des citadins qu’elle rejoint, gagnant une petite ville d’abord, puis Mogadiscio.

Notre héroïne, c’est Ebla, elle n’a pas encore 19 ans et toute la famille qui lui reste se résume à une jeune frère et à un grand père quasi impotent. Mais même âgé, impotent et dépendant, le

grand-père a encore un pouvoir de nuisance puisqu’il lui annonce un jour qu’il l’a vendue contre deux chameaux. Ebla ne veut pas de ce vieux mari qu’on lui impose et, chose inouïe dans son monde, s’enfuit. Elle veut abandonner l’existence nomade pour vivre en ville où elle pense avoir une meilleure existence. Ce qui frappe, c’est qu’Ebla est plutôt solitaire, elle ne cherche pas l’amitié d’autres femmes, n’éprouve pas le besoin de s’épancher ou d‘être soutenue ou sécurisée. Elle est jeune et pleine de vigueur, pas encore décidée à se résigner au sort désespérant qui traditionnellement lui échoit. Plus tard, nous verrons qu’elle n’est pas non plus particulièrement tendre et altruiste. On pouvait se douter qu’elle ne trouverait pas en elle cet esprit de sacrifice que tout le monde s’attend à lui voir manifester. Et c’est ce qui fait le sel de ce roman.

Arrivée à la première ville, Ebla rejoint la maison d’un lointain cousin et s’y fait accueillir comme parente-servante. Elle fait aussi la connaissance d’une voisine "la veuve" qui lui fera profiter de son expérience et lui apprendra un peu ce qu’est la vie. Bien sûr, assez rapidement, le cousin lui aussi la vend à un prétendant. Mais notre Ebla a toutes les audaces et après avoir franchi autrefois le pas de l’évasion, elle n’hésite pas cette fois à se faire enlever par un autre homme qui l’emmène aussitôt à Mogadiscio. Là elle connaîtra la vie d’une citadine et d’une femme mariée (même trop d’ailleurs car à un moment il y aura deux maris simultanément…)

 "Dorénavant, je serai moi-même, je m’appartiendrai à moi-même et mes actions m’appartiendront. Et moi, à mon tour, je leur appartiendrai."

Nous verrons autour de ce personnage solaire les positions abusives et faibles des hommes (le grand-père même pas autonome, le frère incapable lui, de s’insérer à un monde moderne et affectant de se replier dans un mode de vie rétrograde, les cousins, maris etc.)

 "Je me demande si c’est vrai que dieu a dit que pour une femme, le prophète, celui qui vient au deuxième rang après dieu, c’est son mari. Si c’est vrai, alors, la vie ne vaut pas la peine d’être vécue."

Les héroïnes de Nuruddin Farah sont grandes, grâce lui en soit rendue, tout particulièrement dans ce monde qui vit sur l’écrasement des femmes.


PS : A noter que nous retrouverons Ebla bien plus tard dans le deuxième roman de la trilogie "Variations sur le thème d’une dictature africaine". Je ne comprends donc pas pourquoi ce premier roman n’est pas lié aux trois suivants, faisant de cette trilogie une tétralogie. Peut-être de simples raisons éditoriales…


978-2218075391

08 octobre 2021

 Le Petit Joueur d'échecs  

de Yôko Ogawa

****+


Un roman original et très beau. C'est vraiment l'aspect esthétique qui m'a le plus marquée ici. Nous avons un conte dont le thème serait le danger qu'il y a à grandir ou grossir. Physiquement d'abord mais aussi mentalement à l'image de ce "petit joueur d'échecs". (Notez "petit", pas jeune). 

C'est parce qu'elle avait trop grossi que l'éléphante Indira n'a jamais pu repartir de sa terrasse d'immeuble où elle faisait un séjour publicitaire. C'est parce qu'elle avait trop grandi que la petite Miira est restée coincée entre les deux maisons. C'est parce qu'il était trop gros que le maître d'échecs n'a pas pu être secouru ni même sorti de son logement lors de sa crise cardiaque. Et enfin, le petit joueur d'échecs ne pourrait plus actionner l'automate s'il devenait plus grand... Sa crainte est telle que son corps cesse sa croissance et qu'il restera petit, à son grand soulagement. 

Orphelin élevé par des grands-parents simples et aimants, il restera aussi une sorte de petit garçon, sage, silencieux, ignorant du monde, sans curiosité de l'extérieur, sans éveil sexuel. Il vivra toujours dans un univers volontairement restreint au maximum, tant matériellement que mentalement. Seuls l'intéressent les échecs, découverts dans son jeune âge et aimés à jamais. Il deviendra un champion sans titre, ne pouvant supporter la présence réelle d'une autre personne en face de lui. (Mais à ce propos, précisons qu'on peut tout à fait apprécier le roman même si on ne connaît pas les échecs.)

Un conte silencieux et lent. Beau. Je vois sur les commentaires que certains ont moins aimé la dernière partie (quand il est "adulte") mais ça n'a pas été mon cas. D'abord parce que j'adore les microcosmes et que j'ai trouvé celui-là parfaitement à la hauteur de l'originalité du reste du récit, et parce qu'il fallait bien qu'il quitte le cocon familial (même si c'est pour en retrouver un autre).

Je recommande ce roman de Yoko Ogawa


 978-2330053277

04 octobre 2021

Black Boy  

de Richard Wright

****+


Autobiographie T1

J'ai intitulé ma chronique « Autobiographie Tome 1 » car il faut savoir que ces souvenirs d'enfance vont de la naissance jusqu'à un peu plus de 20 ans quand il quitte le Sud pour Chicago, et qu'il était dès le départ prévu qu'il serait suivi d'un tome 2, même si de nombreuses années devaient séparer les deux parutions. Le second tome s'intitulait « American Hunger » traduit en français pas « Une faim d'égalité ».

L'enfance de Richard Wright a été placée sous le signe de la pire misère. Il a pratiquement tout le temps souffert de la faim, parfois au pont de s'évanouir. Plus tard, quand il a commencé à  gagner quelques sous, cela a continué car d'une part, il était très peu payé, et de l'autre, il voulait à tout prix économiser pour ses projets d'une vie meilleure et, considérant qu'il était bien entraîné pour jeûner, il a continué à se priver et là encore, souvent trop. Je pense que cette malnutrition permanente de toutes sa jeunesse a pu jouer un rôle dans sa mort prématurée par « crise cardiaque ». Mais je ne suis pas médecin. 

Cet ouvrage nous ouvre donc un monde comme on voudrait tant qu'il n'en existe pas. Un père qui, bien sûr décide bien vite qu'il serait mieux loti à garder sa maigre paie pour lui seul et laisse femme et enfants (deux frères) survivre seuls comme ils peuvent. Une mère qui elle, ne songe jamais à les abandonner mais qui a bien du mal à élever seule deux fils turbulents et qui ne se rendront compte que plus tard de son mérite. Mais cette mère pratique aussi les châtiments corporels extrêmes, comme elle l'a toujours vu faire... Une maison où l'on a froid et faim, heureux encore quand on a un toit. Voilà la vie qu'a connue l'auteur. La famille aide parfois mais en échange d'une soumission complète à leurs convictions d'une bigoterie absolue, le fanatisme religieux ordinaire rajoutant encore des chaînes à celles déjà portées par tout Noir. 

« Chaque fois que je rencontrais la religion dans ma vie, je trouvais le désaccord, la lutte, la tentative d'un individu ou d'un groupe de gouverner l'autre au nom de dieu. La convoitise du pouvoir semblait toujours marcher dans le sillage d'un cantique. »

Mais Richard est fort réfractaire à tout cela. Il est la brebis galeuse d'un troupeau misérable.

Et puis il y a l'incroyable découverte de la lecture et toute une vision du monde qui bascule.

« Les intrigues et l'action des romans m’intéressaient moins que le point de vue qu’ils révélaient. Je me donnais sans réserve à chaque roman, sans chercher à le critiquer. La lecture était comme une drogue, un stupéfiant. Les romans créaient en moi des états d'âme qui persistaient durant des semaines. »

Entraînant la soif d'études.

Bientôt suivi de la découverte du monde des Blancs, dont il avait été jusqu'alors séparé et de leur incroyable racisme qui vaut à tout Noir d'être perpétuellement en danger de mort.

« Il fallait dire "oui Monsieur, non Monsieur" , et me comporter de façon que les Blancs ne pensent pas que le m'imaginais être leur égal. »

 Il est même obligé de faire semblant de ne pas savoir lire et d'emprunter des livres à la bibliothèque comme commissionnaire avec la carte d'un Blanc (les bibliothèques ne prêtent pas aux Noirs et malheur à celui qui donnerait l'impression de vouloir s'instruire!). On comprendra que son départ vers le Nord sera tout simplement une fuite. Nous le quittons au moment où il part pour Chicago.

Un récit poignant de bout en bout mais aussi, plein d'espoir. Dans les pires conditions, on trouve des hommes qui redressent la tête et même parviennent à surmonter tous les obstacle car on sait déjà que Richard Wright connut tout de suite un grand succès. Il fut le premier noir américain à publier des best sellers. Quand on songe d'où il est parti...

978-2070369652 

30 septembre 2021

 Duluth  

de Gore Vidal

*****


Duuuuuluth, son univers impitoyaaableu ♫♪

Evidemment, plus personne ne connaît, mais tant pis.

Duluth est une ville du nord des Etats-Unis, dans le Minnesota plus précisément, mais ce n'est pas (du moins pas exactement) d'elle dont nous parlons aujourd'hui, car la  Duluth de ce roman est une version vidalienne de cette ville, qui conservera des caractéristiques de la vraie, mais s'en verra aussi octroyer de nouvelles. Ainsi par exemple, elle borde le Lac Supérieur mais... a également une frontière commune avec le Mexique dont elle recueille une foule d'émigrés clandestins. Ce n'est pas compliqué, il vous suffira de prendre pour argent comptant tout ce que vous dira Gore Vidal, et vous aurez la  Duluth du roman.

Ou du moins l'une d'elle, parce que dans ce roman, « Duluth », c'est aussi le titre d'un feuilleton télévisé à grand succès (Frère inspiré du « Dallas » que nous connaissons) dont on va beaucoup parler, ainsi que la ville fictive où se situe l'action de cette série télé. Ça a l'air compliqué comme ça, mais une fois lancé, vous verrez, on s'en sort très bien. Ce n'est pas si difficile. Il y a une sorte d'évidence là-dedans. Pour reprendre l'exemple de Dallas, je parie que cela n'a jamais gêné personne que la ville de Dallas du feuilleton n'ait pas été exactement semblable à la vraie et que personne n'a confondu cette ville fictive avec la vraie, ni avec le titre du feuilleton.

Eh bien, c'est pareil.

Donc, nous sommes à  Duluth et nous suivons, en 89 brefs chapitres, d'assez nombreux personnages qui y ont une place importante ou modeste. Mais, parce qu'il n'existe somme toute qu'un nombre limité de types de personnages et de situations, on retrouve les mêmes dans les différents plans de récits (feuilletons, réalité, livres...) et il peut arriver qu'ils se souviennent de ce qu'ils ont vécu dans une autre histoire et veuillent intervenir dans un autre niveau, ce qu'ils parviennent parfois à faire. Mais faites confiance à l’auteur, vous ne serez jamais perdu. Pour ce qui est de la « réalité » du roman, il va y avoir l'élection d'un nouveau maire. L'ancien se représente et le chef de la police brigue aussi la place. Tous les coups sont permis et on ne s'en prive pas, on fait même preuve d'une remarquable imagination en la matière. Le plus dépourvu de scrupules a le plus de chances de l'emporter, mais la concurrence est rude. La pègre locale sera mise à contribution (comme si les « bons citoyens » n'étaient pas au même niveau) et pour tout arranger, un OVNI est arrivé (mode de propulsion étrangissime! Vous verrez) et ses occupants pourraient bien devenir les maîtres de la ville... ou être annexés par elle. Vous l'avez compris, tout est en permanence possible, par-delà même toute notion de vraisemblance.

 Il n'en reste pas moins qu'un de ces personnages règne en secret sur tout, seulement connu sous le pseudonyme étonnant du "Mecton". Saurez-vous le démasquer ? (moi, je m'étais trompée)

L'auteur se régale ici dans cette satire de la société américaine moderne et du style lamentable de ces créations (dont certains écrivains ne savent pas lire les mots de plus de 3 lettres). Leur auteur principal, la redoutable Rosemary Klein Kantor est championne du monde toutes catégories en mensonge éhonté, plagiat et écriture débile (que Vidal s'amuse à pasticher par moments) pleine de répétitions, de clichés, de non-sens et déclarations délirantes ("Tout le monde tient pour acquis que le Maire ressortira de l'engin, ou pas." ou "Ils peuvent causer, causer jusqu'à plus soif. Et pendant plusieurs secondes de suite" etc. c'est sans fin, comme dans ces fictions). Les autres personnages du roman sont également originaux, remarquables et saisissants. Avec une mention spéciale pour la policière (Darlène) plus que bien placée aussi dans sa catégorie. Il y a quelques scènes de sexe très crues et très drôles. Tout est débridé à Duluth.

Gore Vidal a voulu montrer combien réalité et fiction étaient inextricablement mêlées dans le monde américain, au point qu'il soit devenu réellement impossible de les séparer. Ils se recoupent toujours. Et il avait parfaitement raison. Un exemple : en 2012,  l'acteur Larry Hagman-J.R. dans la série Dallas, est mort. Peu après, on pouvait lire dans les News :  « La mort de JR sera intégrée au scénario :  Près de trois semaines après le décès de Larry Hagman, le génial interprète de JR dans Dallas, les producteurs de la nouvelle  version de la série feront également mourir le personnage lors du 8ème épisode de la saison 2. » Vidal avait raison, nous arrivons dans un monde où réalité et fiction sont sur le même pied, mêlés, et indiscernables.


Citation : 

"Bellamy parle toujours aux inférieurs comme à des inférieurs. Cela signifie qu'il est très poli dans la façon dont il parle, mais impoli par sa manière de ne pas écouter ce qu'ils disent."

978-2351763247 

27 septembre 2021

 Le Serpent majuscule

de Pierre Lemaître

****+


Présenté par l'auteur comme son dernier polar (mais la vie nous réserve parfois des surprises...) "Le serpent majuscule" est également le premier écrit. Un polar qui n'avait jamais été proposé à un éditeur mais qui a dormi toutes ces années au fond d'un tiroir pour différentes raisons ayant peu à voir avec lui. Je suis enchantée qu'il en ait été sorti car j'aurais beaucoup regretté de ne pas le lire. J'ai en effet passé un excellent moment avec ce roman déjanté hyper saignant, à l'humour dévastateur au sens propre du terme.

"L'action du livre se déroule en 1985, heureux temps des cabines téléphoniques et des cartes routières, où l'auteur n'avait pas à craindre que son histoire soit rendue impossible par le téléphone portable, le GPS, les réseaux sociaux, les caméras de surveillance, la reconnaissance vocale, l'ADN, les fichiers numériques centralisés etc."

Ne reste plus que la nature humaine... et ses effroyables incertitudes.

Ne nous le cachons pas, quand un tueur à gage (une, en l’occurrence), sans doute un peu trop vieux, se met à yoyoter et à ne plus bien se souvenir de ce qu'il a fait et doit faire, les complications ne tardent pas à survenir. Ça aussi, c'est fatal. Les choses sont encore pires quand le dit-tueur est particulièrement efficace, qu'il a par ailleurs toujours manifesté une totale absence d'empathie et que la peur lui est tout autant inconnue. Un caractère quelque peu "soupe au lait" n'y arrange rien. Bref, voilà notre Mathilde qui part en roue libre et il va y avoir des dégâts. Beaucoup. Et souvent imprévus. Même pour elle.

Je me suis régalée ! J'ai ri et souri presque en permanence malgré ma consternation non feinte devant certains décès, car dans ce roman, tout peut arriver et avec Mathilde, c'est souvent le pire. Mais qui a dit que le lecteur n'aime pas être bousculé ? Vraiment, je recommande vivement à tous ceux qui aiment l'humour noir et le déjanté.

Des défauts à cette œuvre de jeunesse ? Bien sûr, qui n'en a pas ? Mais surtout des qualités bien plus rares et plus importantes, avec en premier lieu, l'originalité.


Extraits:

"Le problème, avec ces gars-là, Henri, c'est que souvent, ils sous-estiment la cible. Une vieille bonne-femme comme moi, il a pensé qu'il n'en ferait qu'une bouchée. C'est l'erreur classique. Vous avez de drôles d'idées sur les femmes. Surtout les vieilles. Maintenant, il n'aura pas le loisir de méditer sur cette question (...)"


"En mettant le focus sur l'action d'une bande rivale, on a fourré dans la tête des frères Tan le virus de la vengeance. S'ils étaient moins cons, on ne craindrait rien, mais leur esprit fonctionne en mode binaire. On a ouvert la boîte de Pandore et peut-être donné le signal d'une guerre des gangs. Ces règlements de comptes entre truands, surtout chez les plus minables, tournent facilement au pugilat. Ça défouraille dans tous les coins pendant des semaines, un meurtre en entraîne un autre et ça ne se calme pas facilement.

- Allez, dit le commissaire, on les relâche.

Quand ils sortent de la PJ, on jurerait deux furets à l'ouverture de la chasse."

9782226392084

23 septembre 2021

 

Et Nietzsche a pleuré  

d'Irvin Yalom

*****


Ce roman imagine ce qu'aurait pu être, en 1882, une rencontre entre le philosophe encore méconnu Friedrich Nietzsche et le médecin à succès Joseph Breuer qui tâtonne sur les voies de la pré-psychanalyse. «Faisons-les se rencontrer» se dit sans doute I. Yalom et voyons un peu comment ces deux-là vont mettre en relief ce creuset viennois de la pensée de la fin du 19ème siècle qui, après avoir hésité entre mesmérisme, phrénologie et s'être pas mal cherchée dans toutes les directions y compris les plus hasardeuses (parapsychologie par exemple), va donner naissance à la psychanalyse.

Et nous le voyons en effet. Tout comme nous voyons s'accumuler le terreau sur lequel fleuriront les études sur l'hystérie que Breuer et Freud (les vrais cette fois) mèneront longuement malgré la curieuse cécité dont le premier fait preuve ici en observant Nietzsche. (mais j'oubliais que l'hystérie ne peut concerner que des femmes...)

Notre Breuer donc affronte la crise des 40 ans avec son habituel cortège de pulsions de tout plaquer pour se donner une deuxième chance (forcément meilleure et liée -mais c'est par hasard bien sûr- à une expérience sexuelle motivante) et Nietzsche y sera bientôt, bien qu'il n'en ressente pas encore les effets (mais il en connaît d'autres...). Voilà deux personnages assez passionnants pour scotcher tout lecteur surtout quand ils négocient comme c'est le cas ici, chacun un tournant de leur existence et de l'histoire de la pensée. Pour ne rien dire d'un troisième larron: Sigmund, encore étudiant et découvrant peu à peu en arrière plan ce qui va révolutionner le monde moderne: l'inconscient. (Eh oui, rien de moins.) Il est donc impossible de ne pas s'intéresser énormément à tout ce qui va se jouer dans ces quelques 500 pages.

500 pages pendant lesquelles d'autre part, I. Yalom psychanalyste, ne l'oublions pas, reprend et creuse à nouveau son champ de recherche préféré: «l'entre deux», les relations entre le patient et son psy, le psy et son patient. Il le dit d'ailleurs (par la bouche de Breuer):  

«De même qu'un chirurgien doit d'abord connaître l'anatomie, le futur "médecin de l'angoisse" devra au préalable comprendre le lien qui se tisse entre celui qui conseille et celui qui est conseillé. Si je veux apporter ma contribution à cette nouvelle science du conseil, je dois pouvoir observer cette relation aussi objectivement que j'observe la cervelle d'un pigeon.» (370)

A noter également la notion de «conseiller philosophique» que l'on trouve aussi au cœur de «La méthode Schopenhauer» et qui témoigne des nombreuses passerelles que Yalom établit entre les deux disciplines, tout en les distinguant.

J'ai été moins convaincue par le personnage de Lou Salomé mais elle demeure annexe, sauf au début, ce qui a occasionné chez moi un démarrage un peu lent dans cette lecture.

Un livre passionnant néanmoins. J'ai adoré.


Extraits :

Symptôme :

 "Le symptôme n'est rien d'autre qu'un messager, chargé d'annoncer que l'angoisse est en train de monter depuis les tréfonds de l'âme! Des interrogations profondes et tourmentées sur le caractère fini de l'Homme, sur la mort de Dieu, la solitude, les fins dernières de l'existence, la liberté, autant d'angoisses réprimées pendant toute une vie brisent enfin leurs chaînes et cognent à la porte et aux fenêtres de l'esprit en exigeant d'être entendues, d'être vécues!(373)

"Peut-être les symptômes sont-ils porteurs d'un sens et disparaissent-ils uniquement une fois que leur message a été entendu. (355)


"Pour tout vous dire, je hais ceux qui me privent de ma solitude sans pour autant me tenir compagnie. (367)


9782253129455

19 septembre 2021

 Insomnie 

de Stephen King

***


Ralph, soixante-dix ans, a du mal à vivre seul depuis le décès encore assez récent de son épouse, ils n'avaient pas d'enfants. Il habite à Derry, ville fictive de l'État du Maine que l'on retrouve tout d'abord dans "Ça", puis "Dreamcatcher" et "22/11/63". C'est une ville assez typique des Etats Unis si ce n'est, comme le répète le récit que les choses ont tendance à y dégénérer plus facilement qu'ailleurs. Ralph y a son petit réseau d 'amis et de connaissances. Il est bien intégré socialement. Il est maintenant dans la catégorie des « vieux croulants » qui ont leurs coins où ils se retrouvent pour bavarder, jouer aux échecs etc.

Depuis quelque temps, les nuits de Ralph raccourcissent, d'environ une minute par nuit. Il s'endort sans problème puis se réveille, bien trop tôt, sans plus pouvoir se rendormir. C'est une forme d'insomnie bien courante et qui parlera à la plupart de ses lecteurs. Evidemment, la forme qu'a Ralph est un peu spéciale, en particulier avec cette réduction inexorable qui semble ne pas devoir connaître de limite jusqu'à disparition totale du sommeil... mais qu'en sera-t-il ?

Bien sûr, après ce genre de nuit, ce n'est pas un Ralph très fringant qui hante les rues de Derry dans la journée. Il est épuisé et commence à être sujet à des « faiblesses » et autres troubles de la perception. Parallèlement à ce problème, il découvre avec stupeur que Ed Deepneau, le mari charmant du jeune couple voisin qu'il fréquente amicalement, est en fait un être violent et même détraqué qui maltraite sa femme. Ralph intervient. Parallèlement encore (il y a plusieurs parallèle, c'est autorisé) deux clans s'affrontent à Derry, les ligues du droit à l'avortement et les antis. Les second vont peut-être parvenir à faire fermer le centre médical qui venait en aide aux femmes en difficulté et c'est pourquoi Susan Day, une célébrité féministe nationale va venir donner un meeting à Derry pour soutenir le centre. (Ce qui n'empêchera pas les « gens bien » dont Ralph et par sa voix Stephen King, de considérer qu'elle ne fait que jeter de l'huile sur le feu et ferait mieux de ne pas venir. Bah oui, mais les autres feraient mieux aussi de ne pas attaquer les droits chèrement gagnés, non? Bref, fin de la parenthèse.) La situation est explosive et il y a peu d'espoir que tout se passe sans violence. Mais avec King, bien sûr, on va bien au-delà, surtout que le supranormal fait bientôt son entrée.

Mon avis : Pas un très bon King. Bien sûr il y a le savoir-faire et la technique infaillible du maître et cela empêche le livre d'être mauvais. Mais c'est quand même un thriller mou, qui ne vous filera pas d'insomnie. Je le lisais tranquillement le soir avant d'éteindre. Pour ce qui est des personnages, Ralph est sympathique dans le premier tiers mais vire cucul ensuite quand il n'est plus seul, avec une façon bien ringarde de gérer ses relations. Toutes les explications qui sont données ont beau être longues, elles ne font d'embrumer sans rien éclaircir, le personnage lui-même est obligé de l'avouer, mais quand le lecteur s'est enfilé des pages et des pages d'enfumage, ça ne le console guère. Au bout du compte, on ne peut pas vraiment dire qu'on comprenne grand chose du pourquoi ou du comment. Les scènes d'action ne sont pas hyper poignantes, mais il y a de l'action et tout de même une tension qui nous mène jusqu'au bout.

Conclusion : un roman terminé sans trop de mal mais qui m'a passé pour un bon moment l'envie de relire du Stephen King.


Poche ‏ : ‎ 960 pages
ISBN-10 ‏ : ‎ 2253151475
ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2253151470



15 septembre 2021

Blacksad - Âme rouge  

Juan Diaz Canales

Dessins : Juanjo Guarnido 

*****


J'ai lu à la suite les quatre volumes qui constituent pour le moment l'intégralité des aventures de Blacksad et c'est ce tome 3 que je préfère. Quand je dis «  à la suite », je veux dire en quatre jours car je suis de ceux qui lisent lentement les bandes dessinées. Je m'arrête sur les dessins, reviens en arrière, examine le graphisme et les astuces techniques autant que le scénario, tout en me laissant emporter par l'intrigue. Si, si, j'y arrive très bien. Il suffit de prendre son temps. Pour chaque BD, compter une bonne heure et laisser passer une journée entre deux. C'est ma posologie.

Le tome 1 était intéressant. Il plaçait l'histoire : Etats-Unis juste après guerre. On y découvrait des personnages assez originaux. Ces humains à têtes animales, c'était quelque chose ! Parfois le visage est très animalier, parfois, surtout pour les personnages féminins, il est au contraire très proche de l'humain. Souvent, tout le reste du corps est strictement humanoïde, mais apparaissent parfois une queue touffue chez le renard, des ergots chez le coq, qui s'imposent et ne sont même pas remarqués. N'allez pas croire que parce qu'ils sont des animaux, ces personnages ont un caractère humoristique ou enfantin. Il n'en est rien. Ils sont strictement traités comme les plus réalistes des personnages de fiction. Il n'y a pas de second degré à ce niveau. Et une de mes surprises a été de remarquer que, loin d'être un matou souple et fin, Blacksad est plutôt du genre armoire à glace (et beau gosse). Il est très sympathique ce Blacksad que nous découvrons : solide, stable, sûr, intelligent.

Le tome deux est meilleur que le premier au niveau du scénario. L'histoire est plus intéressante et vraiment le gigantesque talent du dessinateur se confirme (et se confirmera encore et toujours au cours des volumes suivants). Il est pour beaucoup dans l’intérêt de cette série. Ceci dit sans dénigrer le scénariste qui, dès ce n°2 plus original que le premier manifeste de belles qualités.

Mais au niveau du scénario, le meilleur, c'est ce tome 3 : « Âme rouge », car il sait présenter des personnages à la psychologie vraiment fine, il sait tourner le dos à tout manichéisme et nous montrer ce qu'il y a d'autre que gentil/méchant, crime/vengeance. Ce n'est déjà pas toujours le cas dans les romans alors dans les BD... c'est exceptionnel. Je vous laisse admirer. Les personnages secondaires sont remarquables en tous points ! 

Et puis, pour la première fois,  Blacksad tombe amoureux ! Une belle histoire...

Donc : A l'aurore du maccarthysme, dans une société où se côtoient artistes, savants et hommes politiques, les relents de la guerre en Europe ne sont pas encore complètement dissipés et la guerre froide bat son plein. Blacksad est garde du corps d'un millionnaire débonnaire, et ami d'un savant nobélisable...

A noter que les quatre histoires des aventures de Blacksad sont totalement indépendantes et peuvent être lues dans n'importe quel ordre (sauf par moi qui suis maniaque et qui ne conçois la lecture d'une série que dans l'ordre et de façon suivie, mais vous n'avez peut-être pas mes défauts).

Au fait, je vous ai dit pour les dessins ? Ils sont FANTASTIQUES !

978-2205055641 

12 septembre 2021

 No smoking 

de Will Self

***+


«Ça laisse perplexe, commenta Tom négligemment»*

Je n'aurais pas mieux dit.

Un bien étrange roman que celui-ci! Une histoire étrange et confuse, se déroulant en un lieu étrange et confus avec des personnages eux-mêmes etr… oui.

Tout d’abord, on ne sait pas où cela se passe pour la bonne raison que le lieu est imaginaire. Et là, cela commence très fort parce qu’après avoir terminé le roman en imaginant très bien cet endroit quelque part en Afrique Equatoriale, j’ai lu une interview de l’auteur qui m’apprend que lui, il le voit un peu comme l’Australie… Bon. Donc, c’est n’importe où-nulle part et il y fait très chaud. Les indigènes vont en divers costumes, de celui d’Adam aux grandes toges noires et les ex-coloniaux (les "Anglos") portent de seyants costumes à manches et jambes courtes qui ne craignent pas à l’occasion d’être bleu clair, comme celui du personnage principal: notre Tom. (! j’espère que vous avez une lecture "visuelle", vous profiterez mieux)

"Sur l’avocat, les fines rayures avaient un effet magistral: de brillantes manchettes blanches étaient rabattues sur les manches courtes de la veste et attachées par des boutons ovales en or. Ses hautes chaussettes étaient retenues par des jarretières à glands dorés, et une courte robe plissée, décorée de rubans violet et rose, tombait de ses larges épaules. Une antique perruque de crin était perchée sur sa coiffure afro –sans rien ôter à la dignité de son allure." (122) et à ce moment-là, l’on n’a pourtant pas franchement envie de rire…

Tom est un touriste moyen, nanti, qu’on imagine trop gras, grognon, avec femme et enfants dont un garçon adopté, sinon débile, du moins un peu "différent". Il n’est pas particulièrement sympathique, sans être antipathique non plus et, qu’il se laisse faire ou se défende, tout au long de l’histoire il me semble que le lecteur s’en tiendra à cette empathie moyenne. 

Un beau soir de ses vacances, sur son balcon, notre Tom qui en a assez d’être brimé par les multiples interdictions de fumer qui torturent sans cesse son addiction, décide que cette cigarette qu’il fume sera la dernière et qu’il va ce soir même, jeter son dernier mégot. Ce qu’il fait… et ce dernier mégot tombant sur la tête d’un voisin lui-même à son balcon, va déclencher pour lui une horrible suite de catastrophes puisque le voisin, fort âgé ne va pas tarder à se retrouver hospitalisé dans le pire des états. Et nous allons voir tout au long de ce livre comment cette décision de cesser de fumer et  le jet de cet ultime mégot vont transformer la vie de Tom en enfer.

Sauf que si vous y réfléchissez, vous admettrez que le point de départ est dans le jet du mégot et que ce jet aurait tout à fait pu être le même pour une simple énième cigarette appelée à être suivie de nombreuses autres… Eh oui.

Et ce n’est pas plus mal de s’apercevoir tout de suite de ce caprice, car ce sera l’une des constantes de cette histoire étrange et confuse (voir plus haut). On accorde énormément d’importance à des choses qui, au détour d’une ligne, peuvent ne plus en avoir aucune (pour rester dans le domaine de la tabagie, le droit ou l’interdiction de fumer par exemple). Toute cette partie de la vie de Tom, à partir du moment où son jet de mégot va dégénérer en inculpation pour tentative de meurtre va se dérouler comme une sorte d’énorme jeu de piste ou jeu de rôle aux règles non seulement très complexes mais encore inconnues. Il les découvrira (partiellement) au fur et à mesure, les comprendra s’il peut, mais n’y sera pas moins strictement soumis... jusqu’à leur terme.

Et c’est pourquoi l’on ne peut pas faire le parallèle avec un livre comme par exemple "Le procès" de Kafka, parce qu’alors que là la tension venait de l’absurde des règlements appliqués dans une stricte logique bureaucratique, ici les règlements sont remplacés par des coutumes et superstitions tribales subjectives et magiques dont l’origine et la justification remontent peut-être à la nuit des temps. Et quand je dis peut-être…  

Pour revenir à mon appréciation elle-même, W. Self m’a bien baladée. Pendant le premier tiers du livre, l’estimation de ma satisfaction tournait autour des 2 étoiles. Le personnage est moyen et je n’arrivais pas à me passionner vraiment pour ce qui allait lui arriver ou non. Et puis, l’auteur met en place tout un monde bizarroïde et cela fait une grosse installation. Pas passionnante.

Pour le deuxième tiers, mon estimation a bondi aux 4 étoiles quand j’ai bien vu justement l’ampleur et l’originalité de l’univers qu’il avait réussi à créer. J’ai admiré les multiples trouvailles, jusqu’aux inventions de vocabulaire (ainsi savoir que l’on peut se trouver en état de "non-survie" peut inquiéter, non?) On s’y croit vraiment mais où? C’est de la folie ce monde!

Le dernier tiers, je l’ai dévoré tant je voulais arriver au terme de cette aventure incroyable… et là, si je ne peux pas dire que le lecteur est trompé car il découvre alors des clés vraiment énormes et imprévues, je dois quand même avouer que je suis restée… perplexe. Vous savez du genre qui tourne plusieurs fois la dernière page pour être sûr qu’il n’y a vraiment pas encore quelques lignes derrière. J’ai honte de l’avouer, mais je n’ai pas bien compris la fin. Ce n’est pas que je n’aie pas bien compris les explications, ça, ça allait. Ce que je n’ai pas saisi dans tous ses détails, c’est ce qui s’est passé exactement, à la fin et, avouons-le, c’est un peu embêtant.

J’ai relu les dernières pages sans noter d’amélioration de mon état et voilà pourquoi nous sommes redescendus à 3 étoiles et demi, ce qui nous fait quand même un 7 sur 10. C’est bien, non? Surtout que chacun sait que je note sec.


* Les félicitations spéciales du jury au traducteur qui nous a remplacé un titre original de deux mots d’anglais (the butt, eh oui) par un titre français… de deux mots d’anglais (c’est sûrement de l’humour de la même origine)

978-2757820186 

09 septembre 2021

 Heurs & malheurs du sous-majordome Minor  

de Patrick deWitt

*****


J'avais lu il y a quelque temps « French exit » de Patrick deWitt, qui avait retenu mon attention, mais sans déclencher mon enthousiasme. Suffisamment retenu mon attention tout de même pour que j'achète ce second roman dont le titre sibyllin et la quatrième de couverture m'avaient mise en appétit. Et cette fois, bingo ! Je suis conquise, et pleinement.

Il s'agit d'une sorte de conte pour adultes et il appartient donc au lecteur d'accepter de jouer le jeu et de se laisser emporter par l'histoire comme le font les enfants, sans souci de vraisemblance ou d’interprétation. L'interprétation se fera toute seule, de toute façon. Comme les enfants, il découvrira alors des choses et des idées qui elles, sont au cœur même de la réalité et échappent souvent aux plumes des narrateurs plus raisonnables. Et aussi, il découvrira des aventures extrêmement étranges, poétiques, drôles, effrayantes ou lugubres, en un mot passionnantes, qui l'embarqueront loin du train-train quotidien.

J'ai adoré cette liberté imaginative et Patrick deWitt dont je ne vais pas tarder à lire un autre titre, rejoint le club de mes auteurs bien-aimés. A tester absolument si vous aimez cette liberté de récit.

« Ils l'examinèrent, mais en songeant à leur propre vie, non à la sienne. »

Faites-en de même avec Lucien Minor, dit Lucy, dont le nom seul prête déjà à réfléchir, avant le moindre début d'aventure.


Quatrième de couverture :

« Mal-aimé, méprisé, mais bien décidé à forcer son destin, le jeune et délicat Lucien Minor, dit Lucy, quitte sans regret sa bourgade natale pour aller prendre l'improbable poste de sous-majordome au château von Aux, lugubre forteresse sise au coeur d'un massif alpin. Avec pour tout bagage son costume râpé et une pipe nouvellement acquise dont il ne sait se servir sans provoquer l'hilarité générale, le voilà qui fait son entrée au château sous la houlette de l'énigmatique M. Olderglough.

Très peu sollicité, Lucy a tout le loisir de découvrir que ces lieux inquiétants, en apparence inhabités, recèlent les plus noirs secrets, et de faire la connaissance d'une population locale haute en couleur : voleurs invétérés, fous à lier, aristocrates dépravés, mais surtout Klara, dont il tombe éperdument amoureux, se plaçant ainsi en périlleuse concurrence avec le bel Adolphus.

Commence alors un conte grinçant dont les protagonistes incarnent une étrange humanité toute pétrie de mensonges, de désirs malins et d'une perversité parfois érotique qui sidèrent Lucy quand il n'en est pas lui-même l'agent. Après le succès des Frères Sisters, le talentueux Patrick deWitt nous offre une comédie de mœurs des plus noires, une aventure électrisante entre dérision, fantaisie et cruauté. »

 

 Extrait:

« Je n'ai aucune estime pour quelqu'un si pressé de donner sa vie pour une idée », répliqua Mémel, et il cracha par terre pour affirmer son indignation. Lucy, pour qui la guerre demeurait un mystère, déclara : « Oui, et de quelle idée s'agit-il au fait ?

-  Tout est là, répondit Mémel (...) »


978-2330075958

06 septembre 2021

Homer & Langley

de E.L. Doctorow

****+

Le siècle défile

New-York. Les frères Collyer occupent une belle demeure sur la Cinquième avenue. L’aîné, Langley, est revenu de guerre (14-18) gazé et encore plus "original" qu’il l’avait toujours été. Le plus jeune, Homer, est devenu aveugle à vingt ans et s’en remet à son frère pour la plupart des choses. Les deux frères s’entendent bien. On sent entre eux une réelle affection, même si elle n’est pas très expressive. C’est Homer qui nous raconte leur histoire. Il utilise une machine à écrire braille que son frère lui a rapportée. Il lui en a même rapporté trois ou quatre d’ailleurs, car Langley est comme ça, il rapporte à la maison des choses dont ils pourraient avoir besoin. Et il en rapporte toujours plusieurs exemplaires (parce que si c’est utile, ce serait bête d’en manquer parce que celui que l’on a s’est cassé). Il faut donc qu’il y en ait plusieurs et que ce soit à l’intérieur, même si c’est une voiture (et à un moment, ça le sera). 

Langley sort, Homer, de moins en moins. Les objets que Langley rapporte témoignent de l’évolution technique (la révolution technique même) que connaît l’Amérique de ces années-là. Ainsi accumulera-t-il par exemple gramophone, tourne-disques, chaînes… Tout l’intéresse, il démonte (est nettement moins habile pour remonter), puis oublie dans un coin. Ses collections s’entassent, jamais rangées, jamais jetées. De même, leurs rares contacts avec le monde extérieur, sous forme de gens reçus chez eux, permettent de faire défiler des gouvernantes, des gangsters de la prohibition, des Japonais après Pearl Harbor, des hippies etc. Le siècle défile.

L’autre grand projet de Langley est une entreprise aussi pharaonique qu’existentielle : C’est parti de la Théorie du Remplacement qu’il avait formulée tout jeune :"Tout, dans la vie, a son remplacement. Nous venons en remplacement de nos parents exactement comme eux étaient venus en remplacement de la génération précédente." Extrapolant, il étend ce raisonnement aux évènements : "Il avait désormais développé une sorte d’idée métaphysique de la répétition ou récurrence des événements de la vie, où les mêmes choses se reproduisent éternellement." Et c’est ainsi que naquit le Grand Projet du "Journal unique pour tous les temps". 

"L’entreprise de Langley consistait à compter et à classer les informations par catégories (…)Ainsi qu’il le disait, il finirait –il ne disait pas quand- par disposer de données statistiques en nombre suffisant " La statistique des fréquences de répétition lui permettrait de savoir quand tel évènement aurait lieu et lui permettrait donc de publier ainsi "L’éternel journal toujours à jour" et de le mettre à la disposition de ses concitoyens pour une somme modique. Langley va consacrer sa vie, plusieurs heures par jour, à ce travail fou. Pour ce faire, il achète tous les jours tous les journaux, qui s’empilent ensuite dans la maison, envahissant toutes les pièces, formant piles montant jusqu'au plafond, des allées, puis un labyrinthe de plus en plus étroit où ils peuvent encore se déplacer. On ne sait pas si l’idée principale née dans cet esprit brisé par la guerre est de faire la preuve de la répétition inéluctable des choses et donc de l’innocence de l’homme qui ne peut aller contre, ou de tenter de saisir grâce au classement et à des formules schématisées, la réalité confuse d’un monde sur lequel il n’a pas prise et qui le blesse.

Témoin, Homer raconte et les peint sans illusion : Langley "avec ses poumons brûlés et sa quasi-démence (…) avait à sa charge un frère de plus en plus impotent."

 Les deux frères, fin d’une grande lignée, sont riches et cet argent leur permet d’aller jusqu’au bout de leur folie. Mais leur refus d’intégration les mènera à refuser de payer l’eau, l’électricité, les factures en tout genre, en conséquence de quoi il subiront les coupures et coercitions habituelles et se couperont totalement d’un monde dans lequel ils étaient pourtant arrivés avec une cuiller d’argent dans la bouche et où leur richesse les protège encore un peu. 

Mais pas de tout. On sait que l'histoire finira mal.

Pour ce roman, E. L. Doctorow s’est librement inspiré de la vie de deux frères ayant réellement défrayé la chronique new-yorkaise. On sent dans son travail la main de l’historien américain qui a réussi la gageure de faire représenter par ces deux exclus volontaires, le monde même auquel ils ont tourné le dos et son évolution dont ils se sont retirés.

9782330005757


01 septembre 2021

Betty  

de Tiffany McDaniel

****+

Je n'ai eu aucun mal à accrocher à ce livre qu'on m'avait chaudement conseillé (alors que, c'est bien connu, les conseils trop enthousiastes ont souvent un effet rebond désastreux). J'ai été happée par l'histoire bien découpée, un événement à chaque chapitre, cet événement étant généralement un coup dur mais le chapitre ne se terminant pas sans que le problème ne soit sinon réglé, au moins intégré et géré. J'ai aimé à ce propos que les obstacles, même les plus violents, soient combattus par la douceur et la poésie. C'est un aspect fascinant de la philosophie du père. J'ai donc suivi avec intérêt la "Petite Indienne" qui est notre narratrice depuis sa plus jeune enfance, jusqu'à son envol quelques 700 pages plus tard.

Ce sera un difficile périple. Des huit enfants du couple parental, bien peu survivront. Presque chacun était doué d'un talent artistique, combien l'exerceront ? Je vous laisse le découvrir. J'avais sans arrêt en tête ces photos des petits blancs miséreux à la Faulkner, sillonnant le pays à la recherche d'une embauche, d'une pitance, les enfants tristes accrochés à des femmes exsangues... et ici c'est pire, car si la mère est blanche, le père est indien et le racisme s'exerce sans fausse pudeur.

Etant la plus foncée de la fratrie, notre narratrice sera celle qui pâtira le plus de ce racisme, pourtant, plus encore que le racisme, ce que ce roman dénonce, c'est l'oppression des femmes. C'est vraiment un roman féministe, même si l'un des personnages principaux (et le plus sympathique pour moi) est un homme. Mais c'est un Indien, rejeton d'une culture matriarcale, et cela change tout chez un homme. Son âme habite tout le livre, avec sa vision animiste, toujours si positive malgré tout ce qu'il a vécu, sa bienveillance sans limite et son amour total de sa famille.

"Ta maman m'a trouvé. J'étais perdu mais elle m'a quand même trouvé. Je n'avais ni but ni nom avant ta maman. Quand j'étais enfant, les gens m'appelaient Tomahawk Tom ou Tepee Jack ou Pow-wow Paul, toutes sortes de noms, sauf le mien. Personne ne m'avait même jamais demandé comment je m'appelais, avant ta maman. Non seulement elle me l'a demandé, mais elle a même ajouté un «monsieur», à la fin. «Quel est votre nom, monsieur ?» On ne m'avait jamais dit «monsieur» avant cela."

Un roman très beau, très poétique, passionnant, allant d'une scène poignante à une autre, cette peinture de vies très difficiles ne laissant jamais l’intérêt retomber et parvenant à surprendre son lecteur jusqu'au bout. Cependant, pour ce faire, il aura fallu à Tiffany McDaniel être un peu trop systématique à mon goût. (un art distinct par enfant, l’éventail complet des crimes racistes et sexistes... ) On flirte un peu avec les limites de la vraisemblance, on frôle peut-être la caricature, mais moyennant quoi l'auteure n'occulte rien des réalités qu'elle voulait montrer et je pense que c'était le principal pour elle. Et puis il faut ce qu'il faut pour faire enfin comprendre les choses aux gens qui se demandent encore si les femmes n'exagèrent pas un peu... Au final, un beau bouquin quand même et captivant de bout en bout, ce qui ne gâte rien. Je conseille vivement malgré ce petit défaut..

Alors maintenant, imaginons : vous êtes dans la librairie ou une bibliothèque et vous vous demandez si vous allez ou non prendre ce livre. Alors, vous allez page 380 et vous commencez en bas, « Un jour, ... » jusqu'à fin 382 et vous saurez si vous allez aimer ce livre ou non. A vous de jouer.


Extraits :

« Papa dit qu'il n'y a rien de tel qu'un vieux chien pour attendrir un cœur dur comme la pierre. C'est pour ça qu'ils ont tant de valeur. »

 

« Pendant l'absence de Maman, Fraya a abandonné le lycée. Papa a été tellement déçu qu'il a peint en noir la dernière marche du porche devant la maison.

- Parce qu'une marche vient de mourir, a-t-il dit à Fraya.

- Les marches ne meurent pas, Papa.

- Elle est morte, Fraya, parce que tu n'as pas franchi cette dernière marche qui te menait vers une vie meilleure. »

 

« Donnez à mon père un couteau et un morceau de bois et il vous le transforme en quelque chose de beau. »

9782351782453

  • Éditeur ‏ : ‎ GALLMEISTER (20 août 2020)
  • Broché ‏ : ‎ 720 pages
  • ISBN-10 ‏ : ‎ 2351782453
  • ISBN-13 ‏ : ‎ 978-2351782453