09 janvier 2021

L'enfant 

de Jules Vallès

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Mémoires d'un révolté

   On ne lit plus guère cette autobiographie romancée d’un personnage qui est loin d’être anodin: Jules Vallès. On ne la lit plus guère et on a tort. Si l’ambiance est datée, le trait est vif et sans détour et l’intérêt historique, psychologique et social énorme. C’est le genre de lecture un peu rébarbative mais très instructive à laquelle on peut/doit se livrer de temps en temps, soit en s’y jetant entièrement pour un bref moment, soit en en absorbant un quota quotidien en même temps que l’on se livre à une autre lecture purement récréative. On peut aussi l'écouter en audiolivre grâce à Litteratureaudio.com alors qu'on se livre à une autre occupation. Bref, quelle que soit la méthode employée, la lecture de Jules Vallès est utile, voire nécessaire. J’ai donc attaqué pour cette fois le premier tome de la trilogie autobiographique.

     Jules Vallès met en scène un personnage fictif nommé Jacques Vingtras qui lui ressemble tant que nous ne discuterons pas davantage sur cette double identité de J.V. Cependant, s’il lui ressemble par les expériences et les sentiments, il en diffère assez par les stricts faits pour que l’on doive parler de roman plutôt que d’autobiographie. Il couvre ici la période qui va de la naissance à son départ de la maison familiale. Nous décrivant l’existence d’un fils de professeur élevé dans une famille où le «paraître», le sens de son rang social si difficile à tenir qu’il en devient l’enjeu d’une lutte permanente et d’une crispation sans merci sur ses signes extérieurs, dévore tant d’énergie qu’il n’en reste plus une miette pour les sentiments et particulièrement le naturel, la tendresse, l’affection.

     Ce roman, suivant les découvertes du jeune Vingtras, se compose particulièrement et surtout au début, des portraits des gens de son entourage le plus proche pour aller s’élargissant puis passer du portrait au paysage puis au récit. Portraits assez brefs et saisis sur le vif. Très visuels et en même temps aussi sentimentaux que peuvent l’être les observations d’un enfant. Une des premières découvertes du petit Jacques/Jules est celle de la vie d’autres enfants. Il compare son éducation stricte et sans amour à celle des enfants d’ouvriers ou de paysans, sa vie jugulée à la leur, plus libre, libérée en tout cas des soucis du paraître, l’éducation tout en coups, brimades sadiques et interdits de sa mère, puis de son père à celle, peu contraignante et souvent affectueuse des autres enfants, qu’ils soient riches ou pauvres.

   Il y a des accents de «Poil de carotte» ou de «Vipère au poing», mais avec ce regard social en plus, que Vallès a toujours su avoir et qui le caractérisera en tant qu’homme et citoyen.

     Au passage Vallès fut incontestablement un des pionniers de la défense des droits de l’enfant à une époque (incroyable parce qu’apparemment pas si sauvage) où les enfants étaient souvent atrocement battus, où le sadisme trouvait en eux un exutoire permis et où toute la société détournait les yeux sans rien dire quand il arrivait qu’un père un peu excessif tue l’un des siens et ce, quel que soit le milieu social.

     Ses rares bons souvenirs de l’époque sont liés soit à ses séjours – très courts ou un peu plus longs - hors de sa famille, soit aux livres et à ses premières lectures – ce qui est aussi une façon de séjourner ailleurs. Comme nous tous, les livres l’ont aidé, soutenu, aimé. Tout enfant, il voue un total respect à l’œuvre écrite et pas seulement à la scolaire instigation paternelle car le respect que son père affiche pour les livres est pleine de contraintes elle aussi. Mais Jules/Jacques saura d’instinct apprivoiser le difficile et profiter du plaisant. Et vous, moi, le lecteur, reconnaîtront là sans faillir leur semblable, leur frère.

     A côté de cela, Vallès sait nous montrer l’existence terrible de toute une caste: les enseignants: soumis d’une manière elle aussi maintenant incroyable au bon vouloir et au sadisme non seulement des parents d’élèves mais tout autant, voire plus encore, de leur hiérarchie et de leurs collègues. La seule voie de salut –et encore n’est-il que relatif- est le recours à une cruauté égale. Et peu à peu, cette orientation donnée à leur personnalité ne peut plus se désamorcer et devient leur personnalité présente autant dans leur intimité que dans leur vie professionnelle. Vallès sait montrer les liens ambigus que la bourgeoisie, le pouvoir a toujours entretenus avec les éducateurs de ses enfants. C’est encore le cas maintenant, mais peut être ce 19ème siècle a-t-il été le moment où la situation a atteint son paroxysme dans la cruauté. C’est du moins le sentiment qu’on a en lisant ce premier tome.

     Rigolo ou non, je vous le dis tout de suite, vous ne pouvez pas vous en dispenser. C’est comme ça. Faut y aller ! Et je vous parlerai bientôt du second tome.

     Une seule citation qui augurera de la suite:

   Son père : «Mon enfant, il ne faut pas jeter le pain, c’est dur à gagner.»

  

     Trilogie de Jacques Vingtras

    L'Enfant (1879)

    Le Bachelier (1881)

    L'Insurgé (1886)er.



978-2253002918

06 janvier 2021

Le Premier qui pleure a perdu 

de Sherman Alexie

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Ados et +

   Illustrations : Ellen Forney


Dur, et drôle, parce que la vie est comme ça...

   Ce livre « pour ados » (et qui devrait beaucoup les intéresser) intéressera également beaucoup les adultes qui sauront que cet ouvrage est pour une énorme part autobiographique et qui découvriront grâce à lui qui est Sherman Alexie, amérindien sorti du ghetto, euh, pardon, de la réserve, et ayant réussi à mener des études qui lui ont évité la misère et l'alcoolisme qui guettent ses coreligionnaires avec tant d'avidité.

      Ce roman n'est pas donné comme une autobiographie, il relate la vie difficile d'Arnold Spirit, le héros qui, à 14 ans, raconte ce qu'il a vécu jusqu'ici et ce qu'il vit maintenant qu'il a quitté la réserve spokane pour rejoindre un lycée où il est le seul indien. Cependant, c'est bien la jeunesse de S. Alexie, simplifiée et édulcorée qui y est racontée. C'était lui, le bébé hydrocéphale qui dût subir tout de suite une intervention chirurgicale qui seule pouvait lui permettre de survivre. Il aurait pu conserver un handicap mental majeur, la suite montrera qu'il n'en fut rien, même s'il eut par ailleurs d'autres séquelles (épilepsie, entre autres).

       Proie des moqueries et maltraitances des autres enfants pour son aspect (trop grosse tête) et ses crises, il ne dut sa survie qu'à son meilleur ami, un voyou encore plus dur que les autres, mais qui l'avait pris sous son aile. Cependant, l'école montre à Arnold que dans ce domaine-là au moins, il serait plutôt le premier que le dernier et c'est ainsi qu'il réalisera que la seule façon pour lui d'échapper au sort misérable et honteux qu'il voit être le lot des adultes de la réserve, est de quitter les lieux et aller faire ses études au lycée des blancs, même si leur niveau au départ dépasse beaucoup le sien, même si des kilomètres l'en séparent (ni cantine, ni internat) et que la voiture familiale n'a pas souvent d'essence, même s'il n'y est pas le bienvenu et même si, comble de tout, les autres indiens ne lui pardonnent jamais cet abandon qu'ils prennent pour une marque de mépris envers eux...

      Et j'oubliai ! Les dessins ! Juste parfaits de Ellen Forney (j'ai cru un moment que c'était Alexie qui les avait faits.)

      A lire vraiment, vraiment, vraiment, pour savoir que s'en sortir nécessite souvent de très gros efforts et que rien n'est évident. Se rappeler que le courage est une vertu et qu'elle se cultive, que se plaindre et accuser le sort ou les autres ne sert à rien ; et en rire, parce que Sherman Alexie, c'est toujours de l'humour, même dans les pires moments. 



978-2226399274

04 janvier 2021

  Le banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs 

de Mathias Enard

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"Pour les besoins d’une thèse sur “la vie à la campagne au XXIe siècle”, un étudiant en anthropologie prend ses quartiers à La Pierre-Saint-Christophe, village fictif au bord du Marais poitevin, pour y observer les us et coutumes de ses pittoresques habitants – monsieur le Maire en tête, truculent patron de l’entreprise locale de Pompes Funèbres."

J'ai passé un fort bon moment avec ce roman cependant assez déroutant qui commence bien sagement par le supposé journal intime d'un doctorant en anthropologie ayant décidé de passer un an dans ce petit village français pour y documenter et rédiger sa thèse « selon laquelle la campagne est aujourd'hui le lieu de la diversité là où se côtoient réellement les modes de vie les plus différents. Agriculteurs, jeunes rurbains, retraités étrangers, tous cohabitent dans un même espace ; ce qu'il me faut déterminer, c'est le type de relations qu'ils entretiennent entre eux d'une part, et avec le paysage environnant d'autre part. » Pour ce faire, il se présente au maire et se fait introduire dans le café du village, le but annoncé étant de rencontrer le plus d'habitants possible et de les interroger sur leur mode de vie. Il a laissé à Paris une fiancée étudiante comme lui.

Evidemment, les choses ne se passent pas exactement comme il l'avait prévu.

Et pas comme le lecteur l'avait prévu non plus puisque qu'après quelques dizaines de pages de ce sympathique journal, nous basculons soudain dans un tout autre récit, ou plutôt une succession de récits, tous très différents les uns des autres, et dans lesquels nous sommes plongés sans transition ni explication, si bien qu'il ne nous reste plus qu'une chose à faire : nous laisser porter et accueillir les histoires sans chercher à comprendre le pourquoi du comment de leur arrivée. Les choses se mettront en perspective à la toute fin, mais d'ici là, que de surprises !

D'abord, nous poserons sur la vie et la mort, un autre regard, après avoir été initiés aux mystères des réincarnations (façon bouddhiste) où pas une vie ne s'éteint sans se rallumer aussitôt dans une autre enveloppe, plus ou moins plaisante selon son karma.

Nous assisterons également au banquet annuel des fossoyeurs qui, pour se tenir non loin de l'abbaye supposée avoir inspiré celle du Thélème, verra nettement souffler l'esprit énoooorme du grand Rabelais sur le style du récit qui en sera fait.

Il y aura encore quelques vies, amenées ou non devant nos yeux pas la roue karmique, qui nous projetteront aussi bien dans les batailles du Moyen-Age que chez les instituteurs-apprentis écrivains du siècle dernier.

A lire.

Et puis aussi, parce que cela est réel et que tout de même, cela pose vraiment un problème et doit nous faire réfléchir, voire réagir :

« … alors qu'ils criaient « La ZAD c'est la planète », « La ZAD est partout », non aux Bassines », « Sauvons nos campagnes », Lucie et les autres « activistes » avaient soudain été chargés par la police qui semblait, c'est du moins ainsi qu'elle relatait l’incident, avoir décidé, à un moment précis, de leur en foutre plein la gueule : gazages, matraquages, arrestations : elle avait été tirée par les cheveux, à terre, par deux flics qui, par plaisir et inadvertance, lui avaient aussi marché sur la main avant de la balancer cul par dessus tête dans le panier à salade. S'en étaient suivies des heures de mensonges, de méchanceté et de suspicion pendant lesquelles elle avait douté de la démocratie, ayant eu peur du pouvoir des hommes d'armes en bleu derrière leur bureau, de leurs titres si militaires, lieutenant, capitaine : capitaine, lieutenant, parce qu'on ne lui reprochait rien, ne lui disait rien, la retenait grâce à un abus de droit qui fait que n'importe qui, dans la pratique, peut être tabassé, embastillé et renvoyé chez lui sans demander son reste, avec ses ecchymoses, ses contusions, sa honte et ses lambeaux de conviction. Ils détruisent l'idée qu'on peut se faire de l'état, disait Lucie. Avant, jamais je n'avais eu peur de l'arbitraire ou de l'injustice. Maintenant je sais que tout est possible, que la violence est là, que la loi du plus fort s'applique. »



978-2330135508

Wodka l'a lu (Si vous l'avez aussi chroniqué, échangeons nos liens)

30 décembre 2020

 L'ombre sur Innsmouth 

ou Le Cauchemar d'Innsmouth 

de Howard Phillips Lovecraft

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Titre original : The Shadow over Innsmouth

Un de mes préférés

   Cette histoire a été écrite par Lovecraft six ans avant sa mort et publiée 1 an avant. On peut la rattacher nettement au mythe de Cthulu, contrairement à d'autres rattachements qui me semblent plus "capilotractés".

     Le narrateur, jeune homme à l'esprit ouvert et ayant entrepris de voyager à la fin de ses études, entend parler chemin faisant d'un bien étrange village, Innsmouth, et de ses habitants plus étranges encore... Il n'avait pas prévu de passer par cet endroit, et moins encore d'y séjourner, mais un incident de parcours l'amène pourtant à le faire (le bus passant par Innsmouth est bien moins cher que la voie normale).

     Somme toute, on lui a dit peu de choses car le sujet semble révulser tout le monde, mais néanmoins, que les habitants de ce port sont riches et possèdent en particulier des bijoux très étranges mais que parallèlement, ils se sont transformés progressivement ; qu'ils ne recherchent pas plus le contact avec les autres villages que ceux-ci ne le recherchent avec eux, et que le seul à parler de ce qui se passe là-bas est un vieil alcoolique dément, interné à l'asile du lieu...

     Ah si ! Autre chose : que les gens qui s'aventurent à Innsmouth -ils sont rares, mais certains y sont forcés- ont tendance à ne pas revenir...

     Bien sûr, notre narrateur s'y rendra et... je vous laisse découvrir si ce récit est posthume... ou pire.

     On peut lire entre les lignes la hantise phobique du métissage qui perturbe tant l'auteur. Un bon Lovecraft, très représentatif, totalement conforme aux codes. Architecture spéciale, religion étrange mais puissante, morphologies étonnantes, héros plus curieux que prudent... Les amateurs ne peuvent que l'aimer.



978-1530846870

28 décembre 2020


La vie scélérate 
de Maryse Condé
****+


 C'est une saga familiale que Maryse Condé nous présente ici. Une belle grande saga, avec son patriarche fondateur, ses descendants divers et variés, leurs aventures et mésaventures, leurs richesses et pauvretés, qualités et vices. Ces ragoûts-là dépendent du savoir faire de la cuisinière. La sauce – contexte, Histoire avec une grande H, localisation intéressante et variée - sera-t-elle assez relevée, mais pas trop, au point de vous arracher la bouche ? Les ingrédients – personnages, caractères, complexités psychologiques- seront-ils assez fins et de qualité suffisante pour vous flatter le palais ? Le mode de cuisson -imprévus, coups du sort, paris risqués, perdus, gagnés- sera-t-il parfaitement maîtrisé par un chef talentueux ? Ici oui, tout est parfait et nous nous régalons du plat que nous sert Maryse Condé.
   
   D'abord, le récit est fait par une des descendantes, encore adolescente et un peu perdue comme on l'est à cet âge, surtout quand on a eu une enfance chaotique et une mère peu aimante, elle a éprouvé le besoin de retrouver et renforcer ses racines familiales, et, partant d'albums de photos, s'est lancée dans une recherche tout autant de compréhension que de faits. Elle mènera une vraie enquête, dépassant les silences volontaires ou non. L' honnêteté de la jeunesse, lui permet de voir mieux que d'autres, d'être moins soumises aux clichés et sa sensibilité non encore émoussée, de mieux sentir les êtres. Elle voit les qualités et les failles de celui que tout le monde prend pour un "sauvage" sans cœur. Car il y a dans cette famille des êtres durs, durs au mal, mais durs aux autres aussi (exploiteurs) mais elle voit également d'autres facettes de leurs vies, et nous les montre. Mais n’allez pas croire qu'elle nous brosse pour autant un monde en rose et bleu. On en est loin. Cependant, elle sent comme une dissolution des liens familiaux et sociétaux. Surpassés par les individualismes, notion moderne, les groupes-familles explosent, comme ont explosé les groupes "tribu" ou "village",
   "Il se préparait ce temps où personne ne saurait plus raconter le passé familial, faute de connaissances. Où les vivants n'apparaitraient plus au jour après d'interminables gestations de ventre en ventre pour se doter d'un capital génétique séculaire. Où le présent ne serait plus que le présent. Et l'individu que l'individu!"
   Notion rarement évoquée dans les romans.
   
   Aux tribulations habituelles de toute Saga familiale, s'ajoute le paramètre de la couleur de peau. Noirs, les Louis sont constamment confrontés au racisme, et y réagiront selon leur caractère et selon leur époque. Ils rencontreront d'autres racismes (celui qui frappe les asiatiques). L’aïeul, Albert s'entichera inconditionnellement de Marcus Garvey et en fera sa référence, suivront Nat Turner, Martin Luther King, Malcolm X, Mendela, les communistes, les rastas etc. au fil des générations.
   
   Si l'on retrouve plusieurs traits de l'histoire de l'auteur elle-même (pour ne rien dire de l'histoire de sa famille dont j'ignore tout), c'est étonnamment dans le personnage de Tecla. Je dis "étonnamment", car elle est loin d'avoir le beau rôle.
   
    Un roman vraiment très intéressant que je vous conseille.


978-2266115261

26 décembre 2020

  Des vies à découvert 

de Barbara Kingsolver 

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Entre deux confinements, cet été 2020 nous a offert la parution en français d'un nouveau roman de Barbara Kingsolver. Nous avons plus de temps pour lire ? Profitons-en au mieux, et en voilà l'occasion.

Par l'entremise d'un maison familiale commune, nous allons suivre deux familles, l'une au 19ème siècle, l'autre au 21ème. Nous verrons que l'Amérique, ou du moins sa mentalité, n'a pas tant changé qu'on pourrait le croire entre les deux périodes. La maison non plus n'a pas fondamentalement changé. Nous la découvrons au 21ème siècle menaçant ruine et défiant toute tentative de réparation, mais nous découvrirons qu'au 19ème, elle empoisonnait déjà la vie de ses occupants par ses perpétuels (et coûteux) besoins de colmatage. Le problème étant qu'elle a depuis le début été construite en dépit du bon sens par des gens qui n'y connaissaient rien bien que se targuant du contraire.

Le personnage que nous suivons principalement à l'époque actuelle est Willa Knox, la cinquantaine, journaliste et même rédactrice en chef mais au chômage, en pleine période pré-Trump dont le nom ne sera jamais cité mais qu'on l'on subodore derrière le candidat baptisé « Grande Gueule » dont la montée invraisemblable inquiète Willa et autres gens sensés autant qu'elle réjouit toute une frange de petits blancs racistes, sexistes, ignorants, parfois eux-mêmes miséreux. Willa et sa famille en ont un insupportable représentant à domicile en la personne du beau père grabataire qui pourtant ne survivra un peu que grâce aux aides de l'Obamacare que son idole désire tant abroger. La famille, malgré un père professeur d'université (mais n'étant jamais parvenu à se faire titulariser car tel est le système américain), un fils trader (pour simplifier) et une mère journaliste, est dans une misère noire incluant de nombreux jours de frigidaire vide. Le fils vient d'avoir un bébé dont le décès de la mère l'a laissé responsable, charge qu'il ne peut assumer et Willa héritera du bébé. Leur fille, altermondialiste agissante, vient justement de les rejoindre.

Willa, à la recherche d'un passé historique à sa maison pour pouvoir prétendre à des aides pour la réparer, découvre les habitants du 19ème siècle, à savoir Thatcher Greenwood, sa jeune et très belle épouse, sa belle-soeur et sa belle-mère. Thatcher vient de se marier et, bien qu'éperdument amoureux des charmes de sa conjointe, commence à subodorer qu'il n'a peut-être pas fait un choix très judicieux... Par ailleurs, petit prof de science dans une école ultra conservatrice il se heurte au fanatisme religieux du principal (et de la majorité de la population), lui, adepte des toutes nouvelles théories de Darwin. Hélas pour Willa, ce n'est pas lui qui deviendra célèbre, mais sa voisine Mary Treat, scientifique proche de Darwin et d'autres, mais dont les travaux ne seront jamais salués et récompensés, du simple fait qu'elle est une femme et donc, à l'époque, même jamais tout à fait majeure...

Tout cela va-t-il bien se finir ? Pas sûr.

Les admirateurs habituels de Barbara Kingsolver ne seront en rien déçus par ce nouveau roman, qui est magnifique. Précipitez-vous si vous ne l'avez pas encore lu. Il est vraiment remarquable.


EXTRAITS :

« - Une famille de six a droit aux soins gratuits si le revenu familial est inférieur à quarante-quatre mille neuf cents dollars.

C'était largement supérieur à leurs gains conjoints. Willa se sentit à la fois soulagée et désorientée. Mettre un nom sur cette asphyxie prolongée qui la transformait en mort-vivante : la pauvreté. »


« Le tremblement de terre, les flammes, le déluge, la fonte du permafrost, c'était maintenant, et tout le monde continuait à se mettre des briques dans les poches au lieu de fuir le naufrage et de chercher la lumière. »

978-2743651077

 Keisha l'a lu (Si vous l'avez aussi chroniqué, échangeons nos liens)

22 décembre 2020

  La vie devant soi 

de Romain Gary

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Présentation de l'éditeur :
"Signé Ajar, ce roman reçut le prix Goncourt en 1975. Histoire d'amour d'un petit garçon arabe pour une très vieille femme juive : Momo se débat contre les six étages que Madame Rosa ne veut plus monter et contre la vie parce que " ça ne pardonne pas " et parce qu'il n'est " pas nécessaire d'avoir des raisons pour avoir peur ". Le petit garçon l'aidera à se cacher dans son " trou juif ", elle n'ira pas mourir à l'hôpital et pourra ainsi bénéficier du droit sacré "des peuples à disposer d'eux-mêmes" qui n'est pas respecté par l'Ordre des médecins. Il lui tiendra compagnie jusqu'à ce qu'elle meure et même au-delà de la mort."

Une histoire magnifique.

 Un style fabuleux. Gary réinvente une langue. Ce qu'il utilise là, ce n'est pas du français. Il prend les mots, la syntaxe et les phrases, et les sculpte pour en tirer cette musique qui est celle de Momo et qui nous parle directement aux sentiments. Ses phrases sont incorrectes, dénuées de signification, si on les prend au sens littéral : «...les acrobates qui volaient dans les airs avec des facilités que leur métier leur conférait, des danseuses blanches sur le dos de chevaux en tutu... » mais on n'est jamais tenté de le faire.
   
    Tout ici est langage, toute phrase fait sens au-delà de ses strictes capacités grammaticales et sémantiques. Toutes les fautes de français, les usages incorrects de termes, loin de n'être là que pour traduire l'ignorance de ce Momo qui n'a pas eu de scolarité, ont valeur de symbole et deviennent termes d'une langue nouvelle, mais que nous saisissons parfaitement. Sauf que nous la saisissons par les sens, par le cœur, pas par la raison. C'est là un exercice extrêmement périlleux que bien peu d'écrivains ont réussi. C'est pour cela que «La vie devant soi» méritait largement le Goncourt.



978-2070373628

20 décembre 2020

   Le Maître et Marguerite 

de Mikhaïl Boulgakov

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Présentation de l'éditeur:

"Pour retrouver l'homme qu'elle aime, un écrivain maudit, Marguerite accepte de livrer son âme au diable. Version contemporaine du mythe de Faust, transposé à Moscou dans les années 1930, Le Maître et Marguerite est aussi l'une des histoires d'amour les plus émouvantes jamais écrites. Mikhaïl Boulgakov a travaillé à son roman durant douze ans, en pleine dictature stalinienne, conscient qu'il n'aurait aucune chance de le voir paraître de son vivant. Écrit pour la liberté des artistes et contre le conformisme, cet objet d'admiration universelle fut publié un quart de siècle après la mort de celui qui est aujourd'hui considéré comme l'égal de Dostoïevski, Gogol ou Tchekhov."


2020 : Nouvelle traduction

Ce livre est dans mon panthéon. Il fait partie des quelques grands livres qui font que je pense qu’il y a peu de choses plus importantes que la littérature. C’est un roman fabuleux, jouissif de la première à la dernière ligne, de ces romans qui comme "La conjuration des imbéciles" et le premier "Dune" posent leur marque sur ceux qui les ont lus.

  
   Je ne vais pas répéter ce que la quatrième de couverture en a déjà dit. Je vais plutôt revenir sur ce personnage jubilatoire de Woland. Il est accompagné de ses trois aides qui sont comme autant de manifestations de lui-même. Woland bouge peu. Il aime être couché ou assis dans un fauteuil. Il n’est pas du genre à se déranger (même pour son bal il délègue et c’est Marguerite qui le remplacera). Il envoie d’un mot, d’un geste, ses compagnons qui sont un peu comme ses membres, ses tentacules.
   Dans le dernier tiers du roman, Woland manifeste de la bienveillance pour le Maître et surtout pour Marguerite et le lecteur a tendance à conserver cette assez bonne impression, mais il faut se souvenir du Woland précédent, celui du début du livre. Le Diable ne se laisse pas attendrir. Il tue, détruit les biens, les efforts et les vies par caprice, offre tout sur un mouvement d’humeur, reprend de même, ne considère aucune excuse, aucune explication, ne tient compte de rien d’autre que de son bon vouloir et son inclination de l’instant. Il ne se soucie pas d’être juste. Il n’est pas plus juste qu’injuste. Le diable est aussi impitoyable que la mort. A bien considérer la fin de cette histoire, on pourrait même comprendre que le diable est la mort. ("Prends les avec toi.")
   Selon la logique religieuse, si le diable existe, dieu existe aussi. Ils sont liés et même ne s’entendent pas si mal comme on est amené à le voir. Selon une logique athée, si Woland est la mort, nul besoin d’image de dieu pour confirmer son existence.
  
   Certains pensent que Woland est Boulgakov, pour ma part, je pense plutôt que c’est le Maître. C’est le maître qui est un écrivain en butte à la non publication de ses œuvres et aux critiques assassins. C’est le maître qui a cette fulgurante histoire d’amour avec une femme mariée. C’est le maître qui porte perpétuellement un petit bonnet de tissu… comme lui.
   Et pourtant le Maître n’est pas dans ce roman un personnage si percutant ni brillant. En dehors de son écriture, il semble plutôt un personnage assez passif, qui subit la censure, qui subit la perte de son logement, de son amour, qui se laisse déposséder de tout sans lutte, ce sont les autres: les critiques, les éditeurs, Marguerite, le diable, qui agissent sur sa vie. Lui, il se contente d’écrire. Pire, quand il fait quelque chose de fort, c’est brûler son œuvre*.
   Boulgakov lui, a lutté jusqu’au bout. Sur le point de mourir il écrivait encore. On refusait ses pièces, il adaptait celles des autres pour ne pas cesser d’être un auteur et vivre de sa plume. On a pu tout lui voler, sauf d’être un écrivain. Et quel écrivain!
     
   Une petite surprise en passant: J’éprouve une étrange et assez profonde sympathie pour ce Ponce Pilate
  
   Encore mille choses à dire sur ce roman absolument fabuleux, ce pourquoi je n'ai pas tenté de tout dire. J'ai préféré souligner deux trois aspects.
  
  
   * Gogol que Boulgakov admirait a brûlé la sienne.»



978-2360840694

18 décembre 2020

 Les vestiges du jour 

de Kazuo Ishiguro

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Ce n’est pas facile (et peut-être même pas judicieux) de choisir la dignité comme but et critère ultime de sa vie, mais c’est ce qu’a fait Stevens, majordome de Lord Darlington. Il lui a voué son existence. Et a poursuivi, toujours droit sur sa route, ne se laissant troubler par rien… jusqu’au terme de ce livre.
  
   A propos de ce roman, Ishiguro a confié que son projet était d’illustrer le fait que nous sommes tous des Stevens, offrant notre travail et notre vie à quelqu’un qui se trouve au-dessus de nous et à qui nous nous en remettons pour prendre les décisions supérieures et que tout cela ait un sens.
   Ne soyons pas trop sévères avec Stevens, d’une certaine façon, son idéal est grand, grand et naïf, il a cru approcher du « moyeu de la grande roue » alors qu’il n’était qu’un pavé de la route, il n’est pas seul à avoir nourri cette illusion plutôt attendrissante d’ailleurs. « On se croit mèche on n’est que suif » disait Brel.
  
   Sur les cinq romans de Kazuo Ishiguro que j’ai lus, j’ai remarqué que trois parlaient d’un personnage ayant à répondre d’avoir choisi le mauvais camp pendant la seconde guerre mondiale et tentant de s’en justifier ; avec hauteur dans «Lumière pâle sur les collines», de façon plus soutenue mais toujours assez assurée dans « Un artiste du monde flottant », et enfin de façon posthume et avec l’aide d’un avocat, ici. Je trouve que cela peut-être assez significatif de la part d’un auteur né au Japon en 1954 et je pense (bien que je puisse me tromper) qu’il est possible qu’il y ait réellement eu une évolution de l’analyse d’Ishiguro au long de toutes ces années.
  
    Pour en revenir à Lord Darlington, ce n’est que dans les cinquante dernières pages que se dévoile de façon vraiment indiscutable ses positions pro-nazies et, comme son majordome, nous pouvons jusqu’assez tard dans l’histoire lui accorder le bénéfice du doute. Ce n’est qu’à l’avant dernière page que Stevens reconnaît son échec total officiel « J’ai fait confiance à la sagesse de Sa Seigneurie. Au long de toutes ces années où je l’ai servi, j’ai été convaincu d’agir de façon utile. Je ne peux même pas dire que j’ai commis mes propres fautes. Vraiment – on se demande – où est la dignité là-dedans ? » alors qu’il vient plutôt de constater un autre échec, plus officieux, et dont il ne parlera pas.
   Tout cela pour rebondir, cette fois, à la vraiment dernière page dans une direction plutôt inattendue quoique cohérente, sacré Stevens !
   Un grand livre. Indispensable.


978-2070416707

16 décembre 2020

Vernon Subutex - 1 

de Virginie Despentes

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« C'est le troisième millénaire, tout est permis! »
Je salue particulièrement dans ce roman le tableau de notre monde moderne. Certes, elle ne nous montre qu'une certaine société, tout ne se passe pas partout comme dans le monde des rockers, des hardeuses et de leurs fans, mais tout se passe partout avec ces outils-là, et le choix de ce microcosme excessif par ses pulsions exacerbées au lieu d'être tenues en laisse, permet un rendu bien plus spectaculaire de vérités universelles, ailleurs dissimulées. Ici, on sort la coke comme ailleurs on sort le whisky, qu'est-ce que ça change, fondamentalement?
  
   Virginie Despentes sait donner vie à son monde, à ses personnages. On les suit bien, on les sent, on les devine, aussi éloignés de nous qu'ils puissent être. Parmi ces personnages, nous retrouverons La Hyène, qui avait mis un peu d'animation dans "Apocalypse bébé" que j'avais aimé, mais je trouve "Vernon Subutex" encore mieux. On voit le personnage du rôle-titre partir à la dérive tout aussi bien que partirait n'importe quel cadre moyen viré à la fin de la quarantaine. Je vous l'ai dit : une différence de forme, pas de fond entre ce monde-là et le vôtre. L'âge d'or a passé, on fait le bilan, et il y en a des vies ratées! et donc, peut-être pas plus d'ailleurs que chez les gens qui ont choisi des parcours moins spectaculaires, mais justement ici, la lose se fait mieux voir (quoique j'aie quelques exemples en tête d'équivalence chez des pékins lambda) et peut-être surtout plus vite. Bref, quand vient l'heure des bilans...
   - On savait pas qu'on allait se planter à ce point, hein?
   - Si on avait su, qu'est-ce que ça aurait changé?"
  
   Pendant que les tenants de la pensée classique continuent à nous soutenir que l'internet ce n'est pas la "vraie vie", qu'il y aurait une "vie virtuelle", dénuée de sens, de fondement et même de réalité, et une "vraie vie" dont il serait très dangereux de s'éloigner, sans qu'ils se rendent compte que ce discours n'a même pas de sens : quand nous jouons, parlons, montrons, regardons, que ce soit autour d'une table ou d'un écran, comment peut-on soutenir qu'une des deux activité est réelle et l'autre non? Elles le sont forcément toutes les deux. C'est une évidence. Différentes, oui ; mais que l'une soit irréelle, impossible. Bref, je ne vais pas repartir sur ce que certains ne comprennent pas du tout à propos du Net, quand je démarre, il y en a pour des heures.
  
   Je disais donc : pendant que les tenants de la pensée classique continuent à ne pas voir ce qu'est internet, Virginie Despentes elle, comprend parfaitement tout cela. Elle sait ce que sont nos vies actuelles avec le web (son personnage La Hyène gagne même sa vie en y faisant et surtout défaisant des réputations – ce qui nous permet au passage à ses victimes de bien constater si on est dans le réel ou pas) et c'est un plaisir de lire un roman vraiment juste sur le monde actuel. J'ai hâte de lire la suite. Je me suis parié ce qu'il y avait sur les bandes enregistrées si recherchées... je verrai si j'ai raison.*
  
   Dommage qu'elle n'ait pas eu le Prix RTL-LIRE.
  
   PS : Petit rappel, le Subutex est un médicament qui sert de traitement substitutif aux drogues opiacées.
  
   Morceaux choisis :
   (parlant des jeunes filles) "A notre époque, si on aimait faire chier le monde, on faisait du X, mais aujourd'hui, porter le voile suffit."
  
   "Elle avait pour ambition d'écrire quelque chose de bien. C'est toujours un problème. Ce n'est pas parce qu'on se dit "je vais dessiner un pur-sang au galop" qu'on y parvient. Le plus probable est qu'on finisse par gribouiller un machin qui ressemble à peine à un rat écrasé. La gamine voulait un livre qui serait comme une cathédrale en plein ciel, elle ne réussirait probablement qu'à délivrer un cabanon en contreplaqué."
     
   "Mais Facebook est passé par là et cette génération de trentenaires est composée de psychopathes autocentrés, à la limite de la démence. Une ambition crue, débarrassée de tout souci de légitimité."
  
  
   * Non, j'avais tort


978-2253087663

14 décembre 2020

  Les yeux dans les arbres  

de Barbara Kingsolver

*****


Un excellent roman de Barbara Kingsolver sur le Congo à la veille de son indépendance, une époque où elle y a séjourné elle-même, ayant l'âge d'une de ses jeunes protagonistes. Heureusement pour elle, son père n'était pas Nathan Price, ce prêcheur hystérique qui, dans le roman, allant contre tous les conseils,  emmène sa femme et ses quatre filles dans un village du Congo dans l'intention hautement affirmée de baptiser tous les Congolais qu'il pourrait attraper. Nathan Price est un fanatique, avec tous les caractéristiques du genre, et un homme violent maltraiteur de femme et d'enfants. Il ne verra jamais rien d'autre que ce qui rentre dans le cadre étroit de ses œillères et n'apprendra rien de l'Afrique. Il en ira autrement de sa famille qui, malgré le très lourd tribut qu'elle devra payer à la psychose paternelle, saura voir le monde autour, et les gens auxquels elles s'attacheront, certaines définitivement. 

En dehors de cette saga familiale passionnante et magnifiquement peinte par Barbara Kingsolver, sans négliger le sexisme universel, nous découvrons les horreurs sans noms de la colonisation au Congo. Celle assumée des Belges et de leurs crimes odieux (mains coupées etc.) puis, après l'indépendance qu'ils ont dû concéder, celle plus sournoise des grandes compagnies, principalement américaines, avec le soutien de la CIA, qui assassinera Patrice Lumumba (président élu) au profit d'un fantoche corrompu (Tshombé).

C'est un roman remarquable par la qualité de la peinture psychologique et par l’intérêt documentaire qui ne néglige pas les péripéties qui maintiennent toujours l'attention depuis l'arrivée de ce prêcheur et de sa famille démunie sur le sol africain, jusqu'à l'âge adulte des enfants. Ce qui fait que ses plus de 600 pages se dévorent sans perdre leur lecteur un instant.

Je déteste le titre français que je trouve sot, le titre original « The Poisonwood Bible » est bien meilleur mais nécessite la lecture du roman pour être compris et aussi apprécié qu'il le mérite.

Trois extraits entre mille:
Là mère : « En fin de compte, mon sort se confondit avec celui du Congo. Pauvre Congo, épouse aux pieds nus d'hommes qui lui ont arraché ses bijoux tout en lui promettant le paradis. »

Une fille : « J'avais remarqué que les Congolais ne traitaient pas leurs propre  épouses et filles comme si elles étaient très intelligentes ou importantes. Bien que, pour autant que j'aie pu en juger, je me fusse rendu compte que les épouses et les filles se chargeaient de presque tout le travail. »

et encore « Mon père est convaincu que le Congo est à la traîne et qu'il peut l'aider à être à la hauteur. C'est dingue. C'est comme s'il voulait monter des pneus sur un cheval. »



978-2743607708