05 novembre 2020

   Fan Man  

de William Kotzwinkle
*****

  

D'abord, il faut placer ce roman dans son temps (1ère publication en 1974) et se replonger mentalement dans ce monde de hippies cool et qui, grâce à l'inhalation constante d'un tas d'herbes médicinales*, vivent dans un monde parallèle, tendre et optimiste où tout est possible. Notre narrateur et personnage principal, s'appelle Horse Badorties, il vit dans le New York’s Lower East Side, dans des appartements qu'il squatte de façon éhontée et transforme très rapidement en dépotoirs. Comme il l'expliquera, c'est une performance artistique destinée à modifier la vie du propriétaire, du concierge, de l'homme de ménage qui la verront, mais c'est aussi, il faut bien le dire, son environnement préféré. Quand il sort de chez lui, il doit, comme beaucoup de clochards, qu'ils soient célestes ou non, emporter un tas de matériel malheureusement encombrant, ventilateur, parapluie géant, besace géante itou, une allumette perpétuelle japonaise** etc. Et c'est ainsi équipé qu'il sillonne la ville, tout occupé à sa grande entreprise qui est d'embaucher un maximum de "poulettes fugueuses de quinze piges", pour sa Chorale de l'Amour qui répète tous les soirs dans l'église St Nancy, sur Bowery, où un prêtre bienveillant laisse Bardoties, équipé d'un petit ventilo en plastique en guise de diapason, mener son entreprise.
   
   Digne produit de son époque, Horse Badorties ne peut résister à l'attrait des gadgets les plus farfelus qu'il achète sans hésiter et en quantité, car il n'a aucun problème d'argent, ne s'étant jamais soucié d'approvisionner les comptes plus ou moins fictifs avec lesquels il paie ses dépenses. Il ira même jusqu'à acheter un vieux bus pour transporter sa chorale... mais c'est une histoire que vous découvrirez en lisant ce roman. En tout cas, Horse Badorties, c'est la mort de la société marchande.
   
   Vous l'aurez compris, il s'agit d'un roman totalement déjanté, raconté sous influences... Tout est toujours inattendu et drôle et cette virée iconoclaste à travers les rues de New York (et son métro, ne pas oublier le métro !) vous vaudra bien des sourires et plus, du côté des zygomatiques. Elle vous fera entrer dans ce "monde parallèle" dont je vous parlais plus haut et vous ouvrira à de nouveaux horizons. C'est drôle et intelligent, subversif et non violent, poétique et trivial, pas crédible et pourtant efficace car ça ne tient compte d'aucun obstacle. Et le pire, vous verrez en refermant l'ouvrage, c'est que c'est un peu contagieux.
   
    L'éditeur évoque l'Ignatius de Kennedy Toole et le Big Lebowski des frères Coen, et pour une fois, les références ne sont pas abusives.
   
   Extrait:
   "Quelle est cette musique que j'entends, mec, qui se déverse dans la cinquième rue? Quel jeu de saxophone fantastique, mec! Quelque part dans l'un de ces immeubles, mec, je dois trouver la source de cette musique pour faire entrer le saxophoniste dans la Chorale de l'Amour.
   D'où est-ce que ça vient exactement, mec? De ce bâtiment de briques qui s'écroule, on dirait. Clébard crasseux à moitié affamé à l'entrée, qui grogne avec son os de poulet.
   - Dégage, mec.
   C'est sûr, mec, la musique de saxophone vient d'ici, du haut de ces escaliers. La musique d'un artiste fini, mec, comme moi-même. Fini et fichu. Je me demande de quelle école de musique il s'est fait jeter."
   
   
   * sont ici recommandées : feuilles de figues soigneusement raffinées, écorce de mangues péruviennes, flocon de banane séchée, herbes d'asperge sauvage, varech salé portugais séché etc. Si ce n'est pas de la poésie !...
   ** Les moins de 30 ans ne peuvent pas comprendre...




978-2916589220

03 novembre 2020

 Quand le diable sortit de la salle de bains 

de Sophie Divry
*****


  
 
Je lis ce livre après tout le monde parce que je ne suis pas pressée, mais je le lis quand même. Il y a eu trop de commentaires élogieux, il fallait que j'y aille voir. Et j'ai bien fait car ce roman m'a beaucoup plu.
  
   Il m'a beaucoup plu parce qu'il sait témoigner avec justesse et puissamment d'un phénomène de société actuel, majeur, préoccupant, mais négligé car il touche des populations qui n'ont pas accès à la diffusion de leur parole. Ce n'est pas du tout parce qu'ils ne sont pas nombreux qu'on ne parle pas d'eux. Ils sont légions au contraire, et vous en avez tous dans votre entourage, ou en avez eu, ou en aurez. Leurs récits sont bien plus poignants que celui des soucis qu'un tel a eu avec sa maman ou son papa qui ne n'ont pas été gentils avec lui... mais on ne les connaît pas car ils ne sont ni racontés ni publiés, car ces gens-là ne sont pas écrivains... Et puis parfois si, cela arrive à un écrivain et alors, il sait le dire. C'est Orwell, c'est Fondation, c'est Flynn; et puis voilà que c'est Divry, et elle en parle vraiment bien. De la lente dégringolade jusqu'à ce qu'on soit dépassé, découragé et qu'on coule vraiment, et dans l'indifférence générale. Les écrivains sont là pour parler du monde.
  
   Il m'a beaucoup plu parce que la psychologie du personnage est parfaite. Tout sonne juste du petit accroc de départ qui fait qu'une situation précaire s'écroule, jusqu'à l'épuisement final quand on réalise soudain que cette lutte est en fait sans espoir. On parle dans beaucoup de commentaires de ce livre, du côté humoristique et même comique du récit, et c'est juste, mais vraie politesse du désespoir, relisez la dernière phrase ! Riez-vous encore ? Heureusement que la bouée de sauvetage est dans les bonus !
  
   Il m'a beaucoup plu parce que c'est une œuvre littéraire avec une majuscule. Un festin, un banquet, de jeux de mots, de pastiches, de calligrammes, de contes, de citations cachées, de... tout. Sophie Divry nous offre tout de ce que peut donner un écrivain. Elle met tout dans la balance, et ce cadeau, c'est pour nous. Jetons-nous dessus.
  
   "Mais ne nous y trompons pas: ce n'est pas le chômage qui est drôle, c'est la littérature qui peut-être une fête."


978-22901294630

02 novembre 2020

  Une vie de homard 

d'Erik Fosnes Hansen
*****


  
  J'ai choisi ce livre parce qu'il avait tout pour me plaire. J'aime bien les microcosmes. Les hôtels sont parfaits. J'aime bien les récits faits par une voix spéciale, un enfant, un vieillard, un témoin ignoré, voire un animal. Je n'ai donc pas hésité à me lancer dans ce roman un peu gros (450 pages) et j'ai été aussitôt emportée par le flux. C'est un courant puissant mais peu rapide qui nous emmène ici. Le rythme est posé. Rien d’hystérique, de hâtif ou d'irréfléchi. Pas de grands coups d'éclats, sauf le final, mais une foule de détails et l'imprégnation d'une ambiance terriblement fin de règne.

C'est Sedd, adolescent de 14 ans qui nous en fait le récit. Elevé par ses grands-parents, c'est un garçon sage, éduqué pour devenir un jour le maître du palace dans lequel il vit. Toute sa courte vie n'a été que préparation à ce rôle. Il sait tout de ce qui doit ou ne doit pas être fait, et comment. C'est une seconde nature chez lui. En même temps, c'est un garçon de 14 ans qui ignore tout de ses parents car ceux-ci sont partis et peut-être morts, et que les grands-parents refusent absolument d'en parler. C'est une situation douloureuse pour un jeune homme et il doit la supporter stoïquement. Pourtant, il cherche, dans la limite de ses faibles moyens, à percer tout ce non-dit mortifère.

Le non-dit, le déni, sont au cœur de cette histoire. Le palace de montagne norvégienne (qui m'a fait penser à ses semblables autrichiens ou suisses, plus représentés dans la littérature), est un anachronisme qui arrive en fin de course quoi qu'en disent les grands-parents. La mort du banquier ami de la famille qui ouvre le roman, amorcera le mouvement de bascule fatal, on le sent bien.

Mais de cela, on n'en dira pas plus à Sedd qu'on n'a parlé de ses parents. Face à tout problème grave, les grands-parents, donnés pour charmants et aimants, ne savent en fait qu'adopter la politique de l'autruche. Le garçon n'est pas conscient de ce vice de caractère, même s'il le découvre peu à peu. Il a vite fait d'en hériter lui aussi et de "ne pas comprendre" les indices qui s'accumulent sous ses yeux. Et quand viendra une adolescente et la possibilité de sentiments romantiques mais insécurisants, il s'empressera d'imiter le défaut familial...

Mais peu à peu, la parfaite harmonie onctueuse du palace se fendille, il y a des larcins, le personnel se réduit, les marchandises ne sont plus bien livrées, quand ce n'est pas l’électricité ou le téléphone qui viennent à manquer...

Et tout se dérègle sous les yeux incrédules de notre Sedd qui est si attaché à l'orthodoxie des choses.

Ces "accrocs" s'accompagnent de plus en plus en approchant de la fin, de scènes extravagantes, burlesques, puis terribles.

Un très beau roman, porté par une belle écriture. A lire.



978-2072732980

30 octobre 2020

   Sous le ciel des hommes  

de Diane Meur
****+

 
  L'action se passe dans le Grand Duché d'Eponne, pays imaginaire qui ne peut que nous en évoquer deux ou trois autres plus réels. C'est un pays européen confortable, bourgeois, clos sur son confort et sa neutralité. Accessoirement (version officielle) ou de façon centrale (réalité), c'est un paradis fiscal. Comme tous les pays d'Europe, c'est aussi une terre où des réfugiés ayant tout perdu sauf des souvenirs insoutenables, rêvent de trouver asile. Nous rencontrerons trois d'entre eux au cours de ce récit aux nombreux personnages. Parlons d'eux.

D'abord, il y aura Jean-Marc Féron, écrivain assez célèbre, mais nettement en bout de course et d'inspiration. Son éditeur a, pour trouver un thème au prochain livre qu'il ne parvient pas à pondre, l'idée de lui faire héberger un sans-papiers en attente de régularisation ou de renvoi. Cela ferait un beau document vécu et donnerait une belle épaisseur humaine au livre, n'est-ce pas?  Et c'est ainsi que nous rencontrerons deux de ces migrants, un joyeux d'abord, puis un triste.  Et puis, comme Jean-Marc Féron n'est vraiment pas en forme, l'éditeur, qui voudrait tout de même bien amortir son à-valoir, lui colle aussi une "rewriteuse". Bref, il lui fournit le sujet, et il le lui écrit. Mais malgré cela... Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. Et puisque nous parlons de création littéraire, il y a  aussi cet atelier d'écriture dont nous allons rencontrer différents membres, tous habités du désir de créer œuvre. 

On se demande où on va, mais on goûte le voyage, et puis, dans le dernier tiers, tout prend place et on a un monde. Très bien vu et bien rendu.
Cela m'a fait penser à quelque chose que j'avais noté dans "La découverte des corps" de P. Ducrozet: l'art "doit adopter le modèle du rhizome, non pour imiter la réalité, il a d'autres choses à faire, mais pour l'anticiper (...) Mais le roman, pour ne prendre qu'un exemple, devrait se plonger dans le réseau/rhizome (...) L'art n'a ni début ni fin, il n'a pas de thèmes ou de personnages fixes, de point A et de point B, il se développe librement, comme un chancre, un tentacule, une herbe folle, et il ira où il voudra bien aller." Je trouve que ce roman, complexe et en même temps évident, a cette structure en rhizome, qu'elle est naturelle et efficace, et qu'elle nous dit bien la vie.

Voilà, c'est gai, c'est triste, réaliste sous des airs détachés, ça nous parle de notre monde européen actuel. Je vous le conseille vivement.





978-2848053615

25 octobre 2020

  Civilizations 

de Laurent Binet
*****


Grand Prix du Roman de l'Académie Française 2019
  
   Il avait retenu les propos d'un historien qui disait qu'il n'avait manqué que trois choses aux Indiens pour résister aux Conquistadors : le cheval, le fer et les anticorps. L'idée enflamma l'imagination de Laurent Binet qui, deus ex machina, leur donna ces trois éléments et regarda le monde se refaire sous ses yeux.
  
   Je trouve cette idée tout à fait enthousiasmante, et ils n'étaient pas nombreux, ceux capables de la réaliser, mais Laurent Binet est de ceux-là. D'abord, nonobstant les travaux de recherches supplémentaires, cela suppose une solide culture de base ; et ensuite, il fallait une parfaite maîtrise littéraire alliée à une aptitude à la vaste vue d'ensemble et une capacité à rendre réaliste jusque dans les détails, paradoxalement liée à un savoir éluder et simplifier qui seul pouvait permettre de raconter cette histoire en 400 pages et non en dix tomes de 1000. Jamais l'auteur ne se perd dans ces détails qu'il fournit pourtant assez abondamment pour que les scènes aient un parfait air de réalisme. Jamais il ne s'égare dans les digressions. Il trace sa route du point de départ de son idée, quelques traversées réussies de la Grande Mer par des Européens du nord, irlandais, islandais, vikings, pour apporter les trois éléments manquants, jusqu'à Cervantes (naissance du roman moderne, croire que c'est un hasard?).
  
   Car c'est encore une des choses qui m'ont particulièrement plu : on retrouve dans ce monde des Incas, les mêmes personnages historiques que dans celui que nous connaissons. Ils ont globalement le même caractère, la même apparence (Charles Quint, on voit que l'inspiration vient directement d'un tableau les représentant, à cause par exemple des vêtements), et cette union à la peinture est un charme supplémentaire ; mais il leur arrive des choses différentes... On se régale avec Luther, Le Gréco, Pizarro, François 1er, Laurent de Médicis etc. On jubile avec la vision très libérale et hyper tolérante que les Incas ont de la religion, eux pour qui elle n'est qu'un détail sans grande importance et qui ne voient aucune objection à aucun culte, du moment qu'on reconnaît en l'Inca le fils du soleil. On rit de voir ces immigrés dont hommes et femmes aiment à se promener nus (fussent-ils princesses ou généraux) débarquer en Espagne en pleine Inquisition... Car c'est ainsi que cela commence, à la même date que nous avons eu la découverte de l'Amérique par C. Colomb, c'est cette fois Atahualpa, l'Inca, et quelques centaines de ses hommes, qui ayant dû tenter la traversée de l'Océan Atlantique poursuivis par leurs ennemis débarquent à Lisbonne qui vient de subir un terrible tremblement de terre. Bientôt ils poursuivront leur route en Espagne où ils rencontreront Charles Quint (trompés par les peintres de cour, nous oublions parfois ce que eux voient tout de suite : ils "furent frappés par sa mâchoire de crocodile et son nez de tapir"). Charles Quint, quasi maître de l'Europe, ne considère guère ce sauvage nu sous sa cape de duvet de chauve-souris auquel il ne reste plus que 200 hommes, mais Atahualpa est l'Inca, c'est à dire un dieu, et toute idée de subordination lui est donc totalement inconnue.
  
   Quand ils ont débarqué, les Indiens se sont installés dans un cloitre, découvrant là les "tondus" (ecclésiastiques) et leur "Dieu cloué". Ils ont découvert les croyances du lieu (sans leur accorder grande importance). Mais surtout, lors de son séjour, l'Inca a apprécié et étudié en détail, un livre d'un certain Machiavel... et pour ce qui est de tenir sur la durée, il faut se souvenir qu'il y a une chose que les Incas ont : l'or, et beaucoup. Atahualpa sait que "C'est la misère qui crée le désordre." aussi libère-t-il tous ses affidés de tout impôt, ne leur demandant pour tout tribut qu'un peu de travail obligatoire gratuit. Comme on le devine, alliée à une totale liberté de culte en cette période où l'on s'étripe pour des dieux, cette façon de faire va lui valoir de larges ralliements dans cette difficile Europe du 16ème siècle...
  
   C'est un livre passionnant et grandiose. Ne le ratez pas ! C'est maintenant en poche.




978-2253101765

22 octobre 2020

 

 Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon

de Jean-Paul Dubois
****


Sans doute pas mon préféré des romans de Jean-Paul Dubois, mais un bon roman quand même.
 
   Quand on lit Jean-Paul Dubois, ce que l'on retrouve toujours, sous les différents costumes de différentes histoires sous différents cieux, c'est sa philosophie de la vie ; et si cette philosophie est aussi la vôtre, vous serez toujours bien dans ses pages. D'abord, vous les comprendrez, ensuite, vous vous sentirez compris, ou pouvant être compris, par ses personnages sympathiques. C'est comme un microcosme amical, ne demandant qu'à vous accueillir. En clair, c'est un moment éminemment agréable. Vous y découvrirez (Jean) Paul, lui-même en un de ses avatars, et comme vous l'aimez bien, vous passerez d'excellent moments en sa compagnie. Vous ferez la connaissance de tous ses personnages "secondaires" dans la création et l'animation desquels l'auteur excelle, et votre expérience du monde en sera enrichie.
 
   Le travail de Jean-Paul Dubois tient de l’exercice de style, avec les constantes que l'on se doit de retrouver dans tous les romans, l'enracinement sociétal, et la richesse de l'imagination de l'auteur qui nous en tirera toujours des récits totalement différents à chaque fois. J'admire.
 
   Ici nous passerons 240 pages en prison, partageant la cellule d'un biker assassin, forcément, ça ne bouge pas beaucoup et les souvenirs portant sur les vingt-six années précédentes, attachées à un immeuble, ne sont pas très mobiles non plus. C'est peut-être ce côté statique qui m'a fait un peu moins aimer cet opus, mais vraiment, cela vaut quand même la peine d'être lu, et largement. De plus, je sais par expérience que les romans de J-P Dubois restent en mémoire, on garde leurs personnages avec nous longtemps. Ils ne font pas partie de ces livres qui s'effacent, hélas, rapidement. J'attribue cela à l'écho profond qu'ils trouvent en nous, une résonance.




978-2823615166

20 octobre 2020

 

 Partir léger

de Pierre Ducrozet
***+


 Quatrième de couverture :

"Alors voilà, on est partis. Un aller simple, sans date de retour précise. Du Népal au Japon, en passant par l’Inde, le Sri Lanka, la Birmanie, la Thaïlande et l’Indonésie. On pourrait chercher des motifs, des buts, mais ce serait mentir, en réalité il n’y en a jamais qu’un seul : le goût de se déplacer dans l’espace.”

Septembre 2019. Dans la dernière ligne droite de l’écriture de son roman Le grand vertige, Pierre Ducrozet se lance dans un voyage de plusieurs mois à travers l’Asie, sur les traces de certains de ses personnages.

Sous forme de chroniques bimensuelles, il envoie des cartes postales à Libération : récits, impressions, sensations – des “notes pour plus tard“ qui prennent le pouls de cette planète en surchauffe et des humains qui y vivent.

L’ensemble forme une sorte de contribution réelle au réseau Télémaque fictif de son livre, un atlas intime des lieux traversés en mouvement et à l’arrêt, un inventaire du précieux, du fragile et de l’immuable. Et nous rappelle tout ce qu’il reste encore à sauver."

​Dans la foulée de l'excellent "Grand vertige", mes semblables et moi-même qui venions de nous régaler avec le roman,  étions clairement la cible visée par cet agencement éditorial. La quatrième de couverture insistant sur les rapports entre cette recension de billets de voyages et le livre. Je m'attendais donc à une sorte de journal de l'écriture, mais il n'en est rien. J'en ai donc été déçue, faute à l'éditeur qui n'a pas été assez franc.

Ces billets, calibrés à trois pages, et au format de leur emplacement dans libération, format facile et fluide, sont plaisants, parfois intéressants, et se lisent d'une traite. Mais je n'en dirais pas beaucoup plus. Un an de voyage, vingt-trois chroniques pour Libé. Bon. Ils nous parlent des régions visitées, mais, m'a-t-il semblé, sans offrir un regard radicalement neuf. A l'image de la couverture. Ça n'est pas aussi original que le roman qui a suivi. C'est ça, l'indéniable supériorité de la fiction.

Si vous aimez les notes de voyage, vous l'aimerez. Vous jetterez quelques coups d’œil sur l'Asie du Sud-Est actuelle. Si vous aimez les journaux d'écriture ou les notes littéraires, moins. Si vous pensez trop au "grand vertige", vous ne l'y retrouverez pas.





978-2330141516

18 octobre 2020

 Quelque chose à cacher

de Dominique Barbéris
****


L'hiver, en province, les bords de Loire, dans le froid et surtout sous la pluie. Province, ville de N., quartier et milieu très bourgeois, cette bourgeoisie de province qui est un monde clos où le soutien mutuel est discret mais très fort.
   
   La victime en faisait aussi partie, de ce monde-là, mais tirant un peu à la marge par sa liberté d'allure et de vie. Adolescente elle avait couché avec beaucoup, mais c'était elle qui décidait, qui prenait et qui quittait. Les garçons n’avaient d'yeux que pour elle, à cause de sa liberté, justement, pas un n'aurait refusé. Elle était finalement partie, Paris, beau mariage, mais là, elle était revenue; peut-être pour mettre en vente la maison familiale au beau parc qui part à l'abandon n'étant plus habitée...
   
   C'est dans cette maison qu'on a retrouvé son corps, les voisins s'étant alarmés des lumières restant allumées en plein jour et de la porte restée ouverte, battant au vent. Un coup de fusil, l'arme de la maison, accrochée au mur (chargée!) et donc sans doute pas de préméditation. Un rôdeur ? Un amant... La piste du voleur est vite abandonnée. On arrête un amant. Il nie mais se pend. Il survit mais le cerveau a manqué d’oxygène... On ne saura peut-être jamais. C'est que parmi les garçons dont elle avait tourné la tête en son jeune âge, il semble qu'il y en ait qui l'aient gardée comme un fantasme de ce que leur vie aurait pu avoir de plus réussi, de plus flamboyant. Le regard des hommes sur les femmes, qui donnerait à ces dernières, des obligations... Encore un féminicide.
   
   Le récit de tout cela nous est fait par un autre notable, car fils de l'ancien médecin. Mais, artiste, il a tenté de se faire un nom dans la peinture, et même, il peint encore, dans une grange aménagée en atelier. Mais pour faire bouillir la marmite, il compte tout de même davantage sur son poste assez modeste de guide-conférencier et gardien du musée de la ville. Lui aussi, nous confie-t-il, avait en son temps, eu et perdu les faveurs de la jeune-fille. Et, adepte de la marche, même sous cette pluie qui ne cessera pas de tout le livre, il avait beaucoup tourné autour de la-dite maison, hésitant à aller la revoir.
   
   C'est ce qu'il dit du moins, car le lecteur suspicieux se demande dès le départ si ce narrateur si bien informé n'aurait pas des allures de témoin, voire de suspect, voire d'assassin.
   
   Et le lecteur n'est peut-être pas le seul, car son ami le commissaire Massonneau, mine de rien, lui pose beaucoup de questions et semble tourner autour de lui comme un gros chat autour d'une souris. Il en est conscient. "Massonneau était un brave type, mais c'était difficile de savoir ce qu'il avait exactement dans la tête."
   Mais il semblerait bien qu'en fait, ce soit deux gros matous que nous ayons là, quant à la souris, ça fait longtemps qu'elle est mangée.
   
   Un roman tout en atmosphère. On est loin du thriller. La province ouatée, les rumeurs, les non-dits. Ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qu'on sait et ce dont on parle. Et cette pluie, cette pénombre d'hiver qu'aucun néon ne vient éclater. Beaucoup d'images très poétiques. Les rues vides, le parc ensauvagé, le cimetière, les chrysanthèmes... Beaucoup de points de suspensions dans mon commentaire, vous l'aurez compris, c'est qu'ils correspondent exactement à l'ambiance créée, tout ce qui se sait, se devine, mais qui n'est pas dit, ce que l'on met en branle et qui se fait tout seul, après.
   
   C'était mon deuxième Dominique Barbéris et il y aura très certainement un troisième, car moi, j'aime ce genre de livres aussi, profonds et subtils.


978-2070395903

16 octobre 2020

 La fille de la nuit

de Serge Brussolo
****+


Après "Les enfants du crépuscule",  j'étais pratiquement obligée, par simple logique chronologique, de lire cette "Fille de la nuit". Je plaisante à tenter de justifier mon addiction actuelle aux Brussolo, mais il n'y a bien sûr aucun rapport entre les deux romans.

4ème de couverture :
"Jane Doe a été retrouvée au pied de la lettre H du mot « Hollywood » , au sommet du Mont Lee, une balle dans la tête.
Elle n'a pas succombé à sa blessure mais la trajectoire du morceau de plomb à l'intérieur de son cerveau a bouleversé sa personnalité. Elle n'est pas amnésique, non, c'est pire encore : elle est devenue quelqu'un d'autre...
Le chaos de la cicatrisation a fait d'elle une femme très différente. Quelqu'un qui n'a plus ni les mêmes goûts, ni les mêmes aspirations. Un cas digne de figurer dans les annales de la médecine.
Incurable, elle ne peut espérer rentrer en possession de son passé. D'ailleurs elle n'y tient pas outre mesure car son instinct lui souffle que ce retour à la case départ est pour elle une véritable aubaine.
Qui est en définitive Jane Doe, cette inconnue qui, à chaque crise de somnambulisme, se met à mimer des crimes atroces ? Une mythomane, une démente... Ou tout simplement une femme comme les autres, mais dont la blessure a réveillé les pulsions criminelles qui dorment en chaque être humain?
"

Le thème de l'amnésie totale après un accident ou plus encore une agression (alors, une balle dans la tête! un must) est un grand classique du thriller et a déjà été décliné sous toutes ses formes. Cuisiné avec plus ou moins de talent, il commence quand même a avoir nettement un goût de réchauffé... Et pourtant, Serge Brussolo parvient bel et bien à nous scotcher à ses pages en partant de cette base-là. D'un bout à l'autre, on n'est sûr de rien, ni d'aucun des personnages et la fin parvient à nous surprendre après nous avoir mené par le bout du nez, à peu près dans toutes les directions..

Un très bon cru.

978-2702478424





15 octobre 2020

Les enfants du crépuscule
de Serge Brussolo
****


C'est avec ce titre que nous découvrons Peggy Meetchum, héroïne de trois romans de Brussolo. Une jeune femme libre, plutôt solitaire, peu sentimentale, mais incroyablement entêtée. Elle ne lâche jamais, même quand elle sent bien qu'objectivement les risques deviennent bien trop importants pour l’intérêt de la decouverte.

Pour cette première aventure, donc, Peggy vient d'apprendre que sa sœur a été assassinée, sœur avec laquelle elle ne s'était jamais entendue et qu'elle avait perdue de vue. Elle doit se rendre sur place pour régler les affaires et vendre la maison familiale. Là-bas, tout le monde attribue le meurtre de la sœur au fait qu'elle était une voyante efficace et qu'elle avait dû découvrir "des choses" que certains tenaient à cacher. Peggy ne se met pas immédiatement en tête d’éclaircir le mystère, mais elle fait une ou deux découvertes qui éveillent sa curiosité... et c'est ainsi qu'une chose en entrainant une autre, elle fera la connaissance des enfants du crépuscule et de leur inquiétante maison de poupées géante (seule chose retenue par la quatrième de couv).


4ème de couverture :
"Dans Curiosité locale, la maison de poupées géante de la famille McGregor attire les touristes de tous les coins de la Floride. Interminable labyrinthe, elle abrite des poupées d'une beauté étrange. On dit que le fantôme d'une petite fille y aurait trouvé refuge. Depuis quelque temps la mort guette tous ceux qui s'y intéressent d'un peu trop près. Quelqu'un se décidera-t-il enfin à aller voir ce qui se cache derrière cette façade rose bonbon ? Et si oui, en reviendra-t-il vivant ?"

On retrouve dans plusieurs romans de Brussolo, des petites maisons dans des maisons plus grandes, dans des abris, des bateaux etc. Il aime broder sur ce thème récurrent un peu étrange. Si je le connaissais, j'aimerais lui demander si c'est lié à un souvenir d'enfance. Rien que cela. Pas besoin de détails, je ne suis pas plus curieuse, mais cela, j'aimerais le savoir. 

J'ai encore bien aimé passer du temps dans ces pages, je suis donc "obligée" de lire la seconde aventure de Peggy qui est la seule qu'il me reste à découvrir.



Série Peggy Meetchum
* Les Enfants du crépuscule
* Baignade accompagnée
* Iceberg Ltd

978-2253170648


08 octobre 2020

 Le berger de l'Avent

Gunnar Gunnarsson

****


   Je connais peu de choses de la littérature islandaise bien qu'ayant lu quelques titres et souvent avec plaisir, mais je ne demande qu'à apprendre. C'est pourquoi je me suis laissé tenter par ce berger de l'Avent car Gunnar Gunnarsson est donné comme un des auteurs phares de la littérature de ce pays. Tout le monde dit le plus grand bien de ce récit. Comment résister ?
  
   Benedikt est un homme simple, un berger, un solitaire. Tous les ans, à la période de l'Avent, juste avant les grands froids, il repart dans la montagne pour un ultime sauvetage des moutons qui ont échappé aux retours de transhumance et s'y trouvent encore à errer. Ils ne pourront résister seuls là-haut. C'est pour lui une sorte de bonne action de Noël, comme une façon d'améliorer son karma. (Cette dernière remarque est un peu humoristique car le récit est clairement catholique, mais elle fait bien écho à ce profond sentiment d'harmonie entre l'homme et la nature, où chacun a sa place et son rôle à jouer.)
  
   Benedikt est accompagné de son bélier Roc (qui saura "parler la langue" des rescapés) et de son chien Léo (qui retrouve toujours le chemin). Ce sont trois compagnons, intimement liés qui mangent et dorment ensemble, se connaissent depuis toujours, s'estiment et se respectent. Mais le berger commence à prendre de l'âge,
   "… cette année était une sorte d'anniversaire : c'était la vingt-septième fois, et lui-même avait deux fois vingt-sept ans."
    Pas vieux encore, mais les conditions sont très rudes d'autant que cette fois "la poisse l'avait poursuivi". Dès le début, il s'est mis en retard pour aider les uns et les autres, car Benedikt ne sait pas refuser, et le voilà à démarrer alors que le grand froid et le blizzard ont déjà commencé et ayant bien entamé ses provisions avant même le départ. Les choses seront particulièrement difficiles pour cette vingt-septième année et il aura besoin de toute son expérience, de son mental inébranlable et de son stoïcisme. Sans parler de sa fine équipe.
  
   Jón Kalman Stefánsson, nous livre une postface très éclairante, en particulier sur la place de Gunnarsson dans la littérature islandaise. Il présente également ses autres romans. Il dit également le plus grand bien de cette novella, insistant en particulier sur la qualité de sa construction, ce qui m'a étonnée car je louerais plutôt le fond que la forme, la fin étant expédiée en moins de deux pages de façon... je dirais "abrupte" puisqu'on est à la montagne.

Sacha l'a lu aussi.

978-2843048791

07 octobre 2020

 Sur les ossements des morts

d'Olga Tokarczuk

*****


   "Les matins d'hiver sont faits d'acier, ils ont un goût métallique et des bords acérés."

     Comme Olga Tokarczuk s'est vu attribuer le Prix Nobel de Littérature en 2019 et que je n'avais encore rien lu d'elle, je me suis empressée de combler cette lacune avec le seul livre d'elle que propose ma bibliothèque : "Sur les ossements des morts" et j'ai ainsi découvert qu'il s'agissait d'un roman policier !

Les Nobel n'ont pas pour habitude de semer leurs prix dans cette catégorie... Mais je n'allais pas tarder à découvrir que ce roman était également bien plus que cela. D'abord une très belle écriture (la phrase ci-dessus suffit à le montrer), empreinte de poésie, une large vision du monde, le récit d'une philosophie appliquée, un sens de la vie. Ainsi la merveilleuse vision non darwinienne de l'évolution qui est celle de son héroïne:

   "Le dessein de l'évolution est purement esthétique, et peu lui importe l’adaptation. En réalité, l'évolution est en quête de beauté, de l'aboutissement le plus parfait de toute forme."

   Ajoutez à cela une intrigue, un suspens et une recherche de la clé du mystère par le lecteur (je n'avais pas trouvé!) qui rendent le livre passionnant de bout en bout.

     Le récit nous en est fait par une vieille dame, Janina (elle déteste son prénom et interdit qu'on l'utilise) Doucheyko. Autrefois elle fut sportive de haut niveau et ingénieure des Ponts et Chaussées (du moins, l'équivalent polonais, car nous sommes en Pologne, tout près de la frontière tchèque). Mais n'allez pas imaginer un être pragmatique et hyper-rationnel, car elle est au contraire toute imprégnée d'une vision poétique et presque animiste du monde. Ses dons pour le calcul, elle les utilise pour tirer des horoscopes, sa passion actuelle avec les animaux qu'elle considère comme presque les égaux de l'homme et en tout cas, elle ne tolère pas qu'on leur fasse le moindre mal et n'accepte pas qu'on les tue, que ce soit pour la chasse, la fourrure ou la boucherie. Pourtant, autour d'elle, c'est ce qui se passe. Cette région de la Pologne est le royaume des chasseurs, des viandards, dont la plus grande jouissance est le massacre. Elle vit dans un village isolé dans la montagne où les autres n'ont que des résidences secondaires qu'ils n'occupent qu'à la belle saison. Elle, elle y reste tout le temps, bien qu'elle avoue que l'hiver prouve que la nature n'est pas faite pour l'homme. Elle gagne quelque argent en surveillant scrupuleusement les maisons vides de ses voisins que l'hiver attaque. Là-haut, en hiver, il ne reste plus avec elle que deux habitants ! Grand Pied (horrible bonhomme qui aura la bonne idée d'être le premier mort, celui avec qui tout va commencer) et Matoga voisin plus sympathique, mais ours solitaire.

     Notre vieille narratrice est maintenant de santé précaire, et ne pourra bientôt plus assurer ce gardiennage hivernal. Jusqu'à il y a peu, elle vivait avec ses "petites filles", ses deux chiennes qu'elle adorait, mais elles sont mortes, à présent. En dehors du peu liant Matoga, il ne lui reste plus que les visites de Dyzio, un de ses anciens élèves, flic subalterne consacrant en fait sa vie à son grand œuvre : traduire les poèmes de Blake en polonais (c'est d'ailleurs d'un de ces poèmes qu'est tiré le titre de ce roman). C'est un travail ardu et délicat qu'il mène avec l'aide de Janina qui enseigne aussi l'anglais aux enfants. C'est pourquoi il vient souvent chez elle et ils passent tous deux des heures à plancher sur l’œuvre du poète en mangeant ses petits plats végétariens.

     La mort de Grand Pied semblait accidentelle, mais voilà qu'elle est bientôt suivie de celle d'un riche et redoutable chasseur, qui elle, ne l'est visiblement pas. Bientôt, un autre voisin grand chasseur et éleveur de renards, disparaît quant à lui sans laisser la moindre trace... Il y a aussi derrière cela des relents de pots de vin, car nos victimes sont des notables dont personne n'ignore le peu de scrupules...

     Janina inonde les autorités avoisinantes de lettres leur expliquant que les meurtres sont l’œuvre des animaux qui, estimant qu'ils s'étaient suffisamment laissé massacrer, avaient entrepris de se venger. Elle finit par se retrouver derrière les barreaux tant sa proximité et ses idées semblent suspectes, mais en fait la police ne trouve rien contre elle et sa santé précaire ne permet pas de l'y laisser trop longtemps. Tout cela sur fond d'études astrologiques très poussées, qui ne convainquent pas davantage son entourage.

     On se régale à la lecture de ce roman, tant il est original et riche en situations fascinantes et personnages frappants. La vision du monde de Janina nous imprègne totalement car c'est elle qui fait le récit de ses actes et pensées pendant ces 300 pages, et pour peu que l'on s'y prête, on voit le monde par ses yeux, et c'est un monde de nature, d'astres et de bêtes où l'homme n'est qu'une petite chose mesquine, vindicative et cruelle et où les Justes sont ceux qui s'efforcent de ne pas nuire et de trouver leur place en harmonie.

   "Dans un sens, les maisons sont des organismes vivants qui entretiennent une relation de symbiose exemplaire avec l'homme."

     Mais qui donc, tue les chasseurs ?



978-2369145714